Le “Rire Politique”: Menace ou Simple Divertissement?
L’humour touche parfois sur des sujets un peu plus délicats. C’est connu : la provocation et la controverse sont le gagne-pain des comédiens. Aux États-Unis, chaque semaine, les Américains s’assoient devant leur téléviseur pour regarder John Oliver passer en revue la dernière semaine, ou alors pour Real Time with Bill Maher, émission d’HBO dans laquelle Bill Maher et ses invités critiquent régulièrement les républicains, les religieux, et autres. Au Canada, les gens aiment bien le Rick Mercer Report, ou alors Infoman. Ces émissions brisent les cotes d’écoutes, mais parfois, certains dépassent les bornes. En 2001, moins d’une semaine après les attentats du 11 septembre, Bill Maher avait déclaré lors de son émission que les kamikazes qui avaient attaqué le World Trade Centre n’étaient pas des lâches, contrairement au gouvernement américain qui a recours à des missiles longue portée. Sans surprise, son émission Politically Incorrect a été retirée des ondes et Maher fut congédié. C’est donc dire que parfois, les humoristes cherchent à voir où sont les limites.
Samir Khullar, d’où son nom de scène Sugar Sammy, est loin d’être une exception. Ce comédien est un produit du Québec, né et élevé dans le quartier Côte-des-Neiges de Montréal. Il a percé le marché québécois il y a quelques années. Il s’est évidemment permis quelques moqueries sur la belle province. Blagues sur les souverainistes, le taux de chômage et la langue française étaient au rendez-vous. Résultat? Succès monstre. Aucune surprise : les évènements politiques, culturels et sociaux sont des cibles faciles pour les comédiens. En 1977, René Lévesque et son gouvernement adoptent la Charte de la langue française, mieux connue sous le nom de loi 101. Cette loi vise, tel qu’écrit dans son préambule, « à faire du français la langue de l’État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires[1].» L’Office Québécois de la Langue Française (OQLF) est chargé d’assurer la protection de la loi. En 2013, l’OQLF a envoyé une lettre demandant au propriétaire d’un restaurant local de retirer le mot pasta de son menu. L’utilisation de ce mot a été considérée comme allant à l’encontre de la loi 101. Cet incident a été nommé pastagate.
Le comédien, bien sûr, n’a pas pu résister. Cet automne, Sugar Sammy a causé la controverse avec une publicité sur des panneaux pour son nouveau spectacle. On pouvait y lire : « for Christmas, I’d like a complaint from the Office de la langue française » Un avocat a décidé d’exaucer son vœu, déposant une plainte en bonne et due forme. Peu de temps après la plainte, les publicités ont été modifiées. La partie anglophone a été rayée en noir et on pouvait lire : « Pour Noël, j’ai reçu une plainte de l’Office de la langue française. » Un bon coup de markéting, en perspective. Cependant, ce ne sont pas les critiques qui manquent. Il semblerait que M. Khullar ait touché un nerf sensible. La pub originale était toute en anglais. Ainsi, Sugar Sammy a subi le même genre de charges que le premier ministre Philippe Couillard, à qui on a reproché d’avoir livré un discours complètement anglophone en Islande[2]. Dans le cas de M. Khullar, ça va plus loin. Mathieu Bock-Côté, un intellectuel québécois ouvertement souverainiste et ardent défenseur de la langue française, dit que le comédien est un humoriste militant. Dans une chronique publiée dans le Journal de Montréal, M. Bock-Côté écrit, en rappelant les propos du plaignant, l’avocat François Côté, que « cette publicité n’est pas qu’une publicité, mais un manifeste politique et une déclaration de guerre contre le principe même de la loi 101.[3]» Une guerre contre le principe même de la loi 101? Ceci est un peu absurde, et voici pourquoi. Samir Khullar est ce que l’on appelle communément un enfant de la loi 101. Il est parfaitement bilingue, et il le doit à la loi 101. Son premier one-man Show, You’re Gonna Rire, est 50% en français, 50% en anglais. De plus, il est la star d’une émission en français sur les ondes d’une chaine francophone. Non seulement, il semblerait que les anglophones le suivent et regardent son émission, et ce malgré le fait qu’elle soit en français. Une analyse statistique démontre que 15% des tweets concernant le programme télé sont en anglais[4]. Ce que certains ne réalisent pas, c’est que M. Khullar n’a pas besoin de travailler au Québec. Il a fait des salles partout à travers le monde, et pourrait facilement délaisser le marché québécois pour du travail plus lucratif. Pourtant, il choisit de travailler dans sa province natale. Difficile de croire qu’il déteste les francophones.
Bock-Côté, dit que les gens comme Sugar Sammy sont un signe que l’on tente « d’imposer un Québec bilingue et multiculturel où les Québécois francophones ne sont qu’une communauté parmi d’autres, appelés à chanter un peu tardivement mais hardiment le génie de la diversité canadienne. [5]» En réponse à ça, on peut dire à qui croit que le français est en danger au Québec qu’il peut dormir sans trop de soucis. Selon le recensement national canadien de 2011, 42,6% des résidents du Québec se considèrent bilingues anglais-français. Presque le double du taux de 1961 (25,5%). 37 ans plus tard, on peut dire que la loi 101 a accompli son travail. Peut-être même trop bien. Il suffit de comparer le pourcentage très élevé d’unilingues francophones (51,8%) au taux très faible d’unilingues anglophones (4,7%)[6] pour constater les effets de l’apprentissage de l’anglais comme langue seconde. Il semblerait que ce Québec bilingue que l’on tente supposément d’imposer n’est pas prêt de voir le jour. Les Québécois francophones seraient peut-être une communauté parmi tant d’autres, mais ils seraient toujours la dominante. Surtout, beaucoup ne parleraient pas anglais.
Pour ce qui est de louanger la diversité canadienne, qu’en est-il de la diversité québécoise? Avant même que le Canada n’adopte sa Charte canadienne des droits et libertés (1982), le Québec a adopté la Charte des droits et libertés de la personne (1975). Dans cette dite charte, l’article 10 stipule que « toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse […] l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.[7] » Bref, il s’agit d’un document très inclusif, voire même multiculturel. On prétend donc que certains tentent d’imposer un certain ordre, malgré le fait que celui-ci semble sous-entendu par la Charte québécoise.
Les Québécois ont choisi, le 7 avril dernier, de sortir le Parti Québécois du pouvoir. Deux choses ont mené à sa chute : le projet de chartes des valeurs québécoises et la question souverainiste. Après l’élection, le parti au pouvoir a été réduit à seulement 29 sièges sur les 125 de l’Assemblée nationale du Québec, obtenant le statut d’opposition officielle. Ils ont chassé un parti qui tentait de diviser la population de deux façon : avec le débat sur la souveraineté du Québec, que la majorité de la population ne semble pas intéressée à avoir, et le charte des valeurs québécoises, qui visait à bannir le port de signes religieux dits « ostentatoires » pour les employés de la fonction publique québécoise. Ils ont donc dit non à la division souverainiste-fédéraliste et non à la division religieuse. Serait-il maintenant le temps de dire non à la division linguistique? La langue française est sensée unir les Québécois, ne serait-il pas regrettable qu’elle ne les divise?
Il est important de réaliser que Sugar Sammy et les autres comédiens québécois ne sont pas des Dieudonné. Contrairement au controversé comédien français, ils ne représentent pas une menace pour l’identité et la société québécoise. Plutôt, ils incarnent l’identité du neo-Québécois: bilingue, de toutes les cultures et qui n’est pas gêné de critiquer. Dieudonné, en France, est une toute autre histoire. Il critique, mais ses propos sont xénophobes, racistes et intolérants. C’est en se moquant d’un journaliste juif avec une référence à l’holocauste qu’il s’est attiré la fougue du pays. Lors d’un numéro, il parle du journaliste Patrick Cohen en disant « tu vois lui, si le vent tourne, je ne suis pas sûr qu’il ait le temps de faire ses valises. Moi, tu vois, quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz… Dommage.[8] » Nous sommes loin d’une petite blague sur un organisme gouvernemental… Comme si ce n’était pas assez, Dieudonné est aussi celui qui fut le pionnier du geste de la « quenelle. » Ce geste, considéré comme anti-établissement et un signe de manifestation et vu par plusieurs comme un salut nazi inversé, a été utilisé par le comédien à plusieurs reprises et également par le footballeur Nicholas Anelka, en guise de célébration de but[9]. Dieudonné a subi des conséquences. L’actuel premier ministre français Manuel Valls, alors qu’il était encore ministre de l’intérieur, l’a condamné, et plusieurs tribunaux ont interdit les représentations de ses spectacles[10]. Il est possible de croire que Dieudonné aurait peut-être subi un sort similaire au Canada. La section 2 de la charte canadienne des droits et libertés garantit effectivement aux Canadiens des droits fondamentaux, dont la liberté d’expression[11]. Cependant, la section 1 parle de « limites raisonnables », ce qui signifie que certains droits peuvent êtres restreints si on juge qu’un cas précis le mérite[12]. Il y a donc un recours possible contre quelqu’un qui dépasse les bornes. Ce genre de mesure ne semble pas être justifiée dans le cas de M. Khullar.
Ainsi, il semble y avoir une dialectique plutôt intéressante entre l’humour et la politique. Certains humoristes se servent de leur tribune pour faire passer un message politique par le rire. Ils ont le droit. C’est une liberté fondamentale que de pouvoir s’exprimer et donner son opinion. Certes, cette liberté a ses limites. Des remarques comme celles de Dieudonné peuvent, en toute légitimité, être considérées comme inappropriées, et donc être censurées. Par contre, il y a aussi une tendance à la panique et aux réactions démesurées. La campagne publicitaire de M. Khullar, et le contenu de ses spectacles, sont-ils provocateurs? Sans l’ombre d’un doute. Cependant, il est loin de représenter une menace pour le Québec. Difficile de croire qu’il a assez d’influence politique pour affecter le choix de vote des électeurs, à moins de se lancer en politique sous la bannière du Parti libéral du Québec (PLQ). Les comédiens font des blagues et commentent sur la politique depuis des années. Saturday Night Live le fait régulièrement. Le comédien Kal Penn, ainsi que plusieurs d’autres vedettes de Hollywood, ont ouvertement appuyé Barack Obama en 2008. M. Penn en est même allé jusqu’à quitter son rôle sur House M.D. pour aller travailler à la Maison Blanche. Et que dire de la controversée émission South Park… Il n’y a pas de raison de croire que les maitres du rire arrêteront de donner leurs opinions, de parodier et de critiquer dans un futur rapproché. Ce qui est important, c’est de différentier divertissement et influence politique. Lorsque la ligne qui sépare ses deux sphères devient floue, il peut y avoir un problème.
[1]Charte de la langue française, Assemblée nationale du Québec, 1975, session 2 de la 3e législature, préambule
[2] Authier, Phillip. “Quebec Premier Philippe Couillard Blasted for Speaking English at Conference … in Iceland.” National Post. Post Media News, 6 Nov. 2014. Web. 12 Dec. 2014.
[3] Bock-Côté, Mathieu. “Sugar Sammy, L’humoriste Militant.” Le Journal De Montréal. Journal De Montréal, 24 Nov. 2014. Web. 12 Dec. 2014.
[4] Daly, Brian. “Sugar Sammy Crosses Canada’s Two Solitudes.” Canoe.ca. Agence QMI, 3 May 2014. Web. 12 Dec. 2014.
[5] Bock-Côté, Mathieu. “Sugar Sammy, L’humoriste Militant.” Le Journal De Montréal. Journal De Montréal, 24 Nov. 2014. Web. 12 Dec. 2014.
[6] Laval, Unviersité. “Le Bilinguisme Individuel Au Québec.” Québec: Bilinguisme Individuel. Université Laval, n.d. Web. 12 Dec. 2014.
[7]Charte de la langue française, Assemblée nationale du Québec, 1975, session 2 de la 3e législature, article 10
[8]Bouquet, Vincent. “Dieudonné Regrette Les Chambres à Gaz, Radio France Attaque.” Nouvelobs.com. Nouvel Observateur, 20 Dec. 2013. Web. 12 Dec. 2014.
[9] 24, FRANCE. “France – France May Ban French Comic’s Show for ‘anti-Semitism’.” France 24. FRANCE 24, 28 Dec. 2013. Web. 12 Dec. 2014.
[10] Godey, Mélanie. “Dieudonné: Paris Interdit La Tenue De Ses Spectacles.” Bfmtv.com. BFMTV, 10 Jan. 2014. Web. 12 Dec. 2014.
[11] “Lois Constitutionnelles De 1867 à 1982.” Ministère De La Justice. Gouvernement Du Canada, n.d. Web. 12 Dec. 2014.
[12] Ibid.