L’article 7 : un coup d’épée dans l’eau ?
Bruxelles le 12 septembre 2018 : 448 votes pour, 197 contre et 48 abstentions. Le Parlement européen enclenche l’article 7 du traité de l’UE, à l’encontre de la Hongrie.
Cette procédure radicale, à laquelle les eurodéputés n’ont eu recours qu’une fois auparavant (contre la Pologne en 2017), prévoit la suspension de « certains droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil » en cas de violations graves et durables des valeurs communes de l’union.
Elle s’adresse essentiellement au premier ministre Victor Orbán, à la tête d’un gouvernement de coalition associant le parti conservateur (Fidesz) au parti populaire chrétien-démocrate (KDNP). Dès leur arrivée au pouvoir en 2010, ces partis ont entrepris de nombreuses réformes parmi lesquelles la modification de la Constitution adoptée après la chute du bloc soviétique, largement inspirée de la Constitution communiste de la République populaire de Hongrie. La nouvelle Loi fondamentale de la Hongrie est entrée en vigueur le 1er janvier 2012 et fut immédiatement décriée tant par l’opposition hongroise que par les observateurs étrangers. La Commission européenne pour la démocratie par le droit déplore, entre autres, la consultation insuffisante de la société hongroise lors de l’élaboration précipitée de la Constitution, un manque évident de transparence dans le processus d’adoption et de manière générale, le caractère confus du texte rendant possibles toutes interprétations arbitraires. En somme, les réformes et mesures instaurées par le gouvernement depuis 2010 compromettraient l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs et les libertés individuelles, autant dire l’essentiel des valeurs sur lesquelles est censée reposer l’UE.
« Censée » dans la mesure où l’existence même d’un corps de valeurs communes aux pays membres de l’union est contestable. Il est indéniable que l’Italie n’attache pas la même importance à la laïcité que la France, ou que la Roumanie n’œuvre pas autant que la Suède pour l’égalité des sexes. De manière générale – et peut-être un peu schématique – une Europe défendant les valeurs démocratiques, la participation à la vie sociale et politique, la sécularisation religieuse, une Europe faisant preuve de tolérance, d’ouverture et d’un certain libéralisme en matière de mœurs, autant dire en phase avec le projet politique de l’union, se limite aux pays scandinaves et à quelques pays fondateurs. En suivant le compte twitter @sweden de l’Institut Suédois, vous êtes sans doute sur le compte « le plus démocratique du monde ». Il est, en effet, tenu chaque semaine par un citoyen ou résident suédois différent. Cette expérience sociale nationale a débuté en 2011 et « prouve, en pratique, que la Suède est un pays ouvert et démocratique ».
En revanche, les pays d’Europe centrale et le Royaume-Uni expriment une certaine défiance à l’égard des institutions et de l’autorité, et les pays d’Europe méridionale et la Pologne adhèrent fortement aux valeurs religieuses et n’osent remettre en cause le cadre traditionnel de leurs sociétés. « Dieu, honneur, patrie » : à elle seule, la devise de l’armée polonaise – qui est par extension celle de sa république – traduit bien les relations ambigües entre l’Eglise catholique et l’Etat d’un pays dans lequel certains évêques continuent à parler au nom de la nation et à donner des recommandations de vote aux citoyens.
Quant à la Roumanie, à Chypre et à Malte, ces pays se distinguent par leur penchant autoritaire et antidémocratique. Pour preuves, les commémorations qui se tiennent à Malte cette semaine, en l’honneur de Daphne Caruana Galizia, journaliste d’investigation assassinée il y a un an alors qu’elle enquêtait sur des affaires de corruption impliquant les hautes sphères de la société maltaise. Ou encore, la violente répression par les autorités roumaines en août dernier, à coups de canons à eau et de gaz lacrymogènes, des manifestations anti-corruption de Bucarest.
Qui plus est, dans la quasi-totalité des pays membres, le clivage de la société est de plus en plus net, ce que confirme l’importante poussée des populismes de tous bords qui aux récentes élections font jeu égal avec les partis traditionnels. Croire que l’émergence d’une « génération Erasmus » suffirait à transcender les appartenances nationales et homogénéiser les valeurs de la communauté européenne relève plus de l’utopie. De même ce n’est pas l’inscription de « dispositions communes » dans un traité de 55 articles – plus ou moins ésotériques – qui effacerait les divergences existantes. Mais la mise en application de sanctions concrètes pourrait contraindre les pays à respecter les principes fondateurs de l’union et renforcer ainsi les valeurs communes des pays membres, et, partant, la crédibilité de l’Europe.
C’est là que le bât blesse… Quoiqu’il soit qualifié « d’arme nucléaire » institutionnelle en raison de ses lourdes conséquences pour le pays incriminé, le déclenchement de l’article 7 est une procédure longue et laborieuse. En effet, le fameux vote du 12 septembre dernier n’est qu’une étape de prévention dans le processus de l’article 7. Déclencher l’étape suivante, celle qui conduit aux sanctions, exige que les chefs d’Etat décident à l’unanimité que l’Etat visé a gravement porté atteinte aux valeurs communautaires. Il semble peu probable de recueillir cette unanimité et donc d’infliger la moindre sanction. D’autant que les deux seuls pays accusés jusqu’ici, la Pologne et la Hongrie, ont d’ores et déjà annoncé qu’ils se soutiendraient mutuellement si le mécanisme de sanction était mis en œuvre. Ces deux pays conservent par ailleurs d’autres moyens de pression dans la mesure où ils restent décisionnaires sur les grands dossiers que doit traiter l’UE aujourd’hui tels que ceux du Brexit, de l’accueil des migrants ou de l’élaboration du nouveau budget.
Les chances de voir aboutir la procédure européenne sont donc très minces et remettent en question son efficacité et plus généralement la pertinence de l’article 7 du traité sur l’Union européenne. Si le vote des eurodéputés a fait couler tant d’encre, n’est-ce pas plutôt pour saluer une tentative, certes symbolique, de revalorisation des fondamentaux de l’Europe ?
Edité par Pauline Werner