Margrethe Vestager: la nouvelle dame de fer ?
Le 6 février dernier, Bruxelles a officiellement rejeté le projet de fusion très attendu de deux géants industriels; l’allemand Siemens et le français Alstom. Une décision très critiquée qui a plongé le secteur privé et les politiques dans la stupeur et l’incompréhension. Margrethe Vestager, aux commandes du portefeuille européen de la concurrence, prouve une nouvelle fois qu’elle ne se pliera pas face à l’influence des grandes corporations.
Née et élevée au Danemark par deux pasteurs luthériens, elle entreprend des études d’économies à l’université de Copenhague avant de commencer sa carrière au Ministère des Finances danois. En 1998, à l’âge de seulement 30 ans, elle est nommée à la tête du Ministère de l’éducation et devient, 13 ans plus tard, vice-premier ministre en charge de l’économie et de l’Intérieur. Bien qu’elle ne ferme pas les portes à la possible poursuite de sa carrière politique au Danemark, elle accepte le poste de commissaire à la concurrence européenne en 2014, et mène depuis un parcours sans fautes; à tel point que certains spéculent sur sa possible succession à Jean Claude Junker au poste de dirigeant de la Commission.
« Impartialité et rigueur voici la base de mon action. C’est important pour des gens comme moi qui sont au pouvoir d’avoir en tête chaque jour qu’il y a des gens qui ne seront pas d’accord avec vous », déclare-t-elle à Radio France Internationale (RFI), en juin 2018. Transparente, Margrethe Vestager multiplie les entretiens médiatiques où elle ne manque jamais l’occasion de défendre ses positions. Protéger les consommateurs européens des « dérives de la mondialisation », et maintenir le respect des règles de la concurrence sont ses plus grandes priorités.
C’est la guerre déclarée aux grandes firmes américaines qui lui a valu son nom et sa popularité en Europe. Devenue la « bête noire » de compagnies telles que Google et Amazon en luttant contre leurs techniques d’optimisation fiscales et autres comportements nuisibles à la concurrence européenne, Margrethe Vestager s’affirme chaque jour un peu plus comme la nouvelle dame de fer. Elle a notamment condamné Apple à payer une amende de 13 milliards d’euros à l’Etat Irlandais en 2016 pour fraude fiscale, l’Irlande étant déjà considérée comme un paradis fiscal avec ses taux d’imposition relativement plus bas que ses voisins européens. Google figure également au tableau de chasse de Vestager: l’entreprise a été condamnée à deux reprises, en 2017 et en 2018 pour abus de position dominante et a écopé d’une amende totale de 6.8 milliards d’euros.
Ses actions ont permis à la Commission toute entière de redorer son image, souvent critiquée pour son aspect technocrate et éloigné des intérêts réels des citoyens. Toutefois, la commissaire a provoqué la fureur de Paris et Berlin lorsqu’elle a commencé à montrer la même fermeté à l’égard des firmes européennes: notamment en refusant le mariage des compagnies ferroviaires Alstom et Siemens le 6 février dernier.
L’alliance entre les deux entreprises avait été annoncée au début de l’été 2017, les deux géants ayant pour ambition de créer un « Airbus du ferroviaire », qui pourrait relancer la compétitivité européenne face à la concurrence du titan chinois, China Railroad Rolling Stock Corporation (CRRC), dont le chiffre d’affaire est le double des leurs réunis.
Margrethe Vestager a expliqué sa décision en réaffirmant la nécessité de maintenir la concurrence au sein de l’Europe; la fusion des deux compagnies représentant un trop grand risque de monopole qui aurait pour conséquence des effets néfastes pour les consommateurs, tels que des billets plus onéreux et une baisse de la qualité du service en général. Elle soutient de plus que la menace chinoise est encore lointaine en Europe. « Aucun fournisseur chinois n’a jusqu’ici participé à une offre publique en Europe pour vendre sa signalisation, ni fourni un train à très grande vitesse hors de Chine. » a-t-elle déclaré.
Mais la sauvegarde de la concurrence aux dépens de toute autre considération économique irrite certains, convaincus que Bruxelles signe de cette manière l’arrêt de mort de la compétitivité européenne.
Bruno Le Maire, ministre de l’économie française, a notamment exprimé son désaccord au micro d’Europe 1, en stipulant que le « droit de la concurrence européenne [était] obsolète » et qu’il ne permettait pas à l’Europe de créer ses « propres champions industriels ». Il a également qualifié la décision de la Commission de « faute politique ». Son homologue allemand, Peter Altmaier, partage cette opinion et soutient que les règles de la concurrence européenne doivent être repensées. Joe Kaser, patron de Siemens, appelait un peu plus tôt les fonctionnaires de Bruxelles à ne pas se comporter comme des « technocrates rétrogrades », anticipant le refus du rapprochement avec Alstom.
Dans une tribune du Monde, l’économiste Bruno Alomar, a quant-à lui dénoncé la naïveté des Occidentaux et leur tendance à rester « enferrés dans une vision de l’Europe des années 80 ». Les effets positifs des fusions sont à relativiser, dans la mesure où elles sont aussi la cause de destructions d’emplois. Il rappelle également que les entreprises les plus solides sont celles qui grandissent par croissance interne et non par fusion. Il invite plutôt le secteur privé européen à se concentrer sur la promotion des Petites et Moyennes Entreprises (PME), qui sont davantage créatrices d’emplois. « Ce n’est pas seulement ceux qui crient le plus fort qu’il faut écouter » a affirmé Vestager, soulageant ainsi les syndicats allemands et français qui, opposés au rapprochement depuis le début, craignaient la perte de leurs postes.
Au fond, on reproche à la Commissaire Européenne de protéger les petits consommateurs plutôt que de servir l’économie européenne. Margrethe Vestager révèle une nouvelle fois qu’elle est l’une de ces rares figures au pouvoir réellement au service des citoyens. Reconnaissant la nécessité de lutter contre une libéralisation trop agressive de l’économie, elle est bien déterminée à faire plier tous ceux qui s’opposeraient à ces principes, même lorsqu’ils constituent une partie de l’élite capitaliste. Dans un contexte européen délicat, lié en partie à la montée du vote populiste et à l’expansion de théories complotistes des élites vis-à-vis des citoyens, à l’image de la crise des Gilets Jaunes en France, l’Union Européenne doit, plus que jamais, savoir s’armer de figures de proue telles que Margrethe Vestager. Il semble en effet que seul ce genre de dirigeants transparents sera capable de restaurer la confiance entre les petits citoyens – ayant chaque jour un peu plus le sentiment de faire les frais de la mondialisation – et les élites politiques, souvent accusées de servir leurs propres intérêts dans leurs décisions.
Edited by Lou Bianchi