“Roe c. Wade” au bord du gouffre ?
Le 29 mars dernier, les députés de l’État de Géorgie ont voté favorablement la “heartbeat bill”: la loi la plus stricte du pays en matière d’avortement. Elle rend l’interruption volontaire de grossesse (IVG) illégale dès le moindre signe de rythme cardiaque chez l’embryon; c’est à dire vers la 6ème semaine, soit souvent avant même que la femme sache qu’elle est enceinte. Pour qu’elle entre en vigueur, cette loi doit encore être ratifiée par le gouverneur Brian Kemp d’ici le 12 mai prochain. Kemp n’a cependant jamais caché son opinion sur la question : pour lui “la Géorgie attache une grande valeur à la vie”. Il affirme que cette décision témoigne des priorités de son État et il a d’ailleurs salué le courage des législateurs.
Validée avec un seul vote de plus que nécessaire (92 sur 180), cette mesure reste très controversée : plusieurs stars hollywoodiennes comme Ben Stiller ont appelé au boycott de la Géorgie pour les tournages cinématographiques. Des organisations de défense des libertés individuelles comme la American Civil Liberties Union (ACLU) ont également promis des poursuites judiciaires en cas d’application de cette loi. Plus qu’ailleurs, la question de l’avortement a toujours été sujette à de nombreuses controverses aux États-Unis. C’est en effet un sujet qui ne cesse de ressortir dans les débats publics, notamment lors des campagnes électorales. Il n’est donc pas surprenant que cet état républicain du Sud des États-Unis, conservateur et religieux, ait adopté une telle loi. D’autres États comme le Kentucky, ou l’Iowa ont également promulgué des lois similaires par le passé. Néanmoins, ces décisions ont à chaque fois été annulées par les cours fédérales.
Cette nouvelle loi illustre une dérive propre au système politique américain. Au moment de la ratification de la Constitution en 1788, les pères fondateurs craignaient la concentration du pouvoir entre les mains du législatif. Ils ont donc développé un système de pouvoir partagé entre 3 branches de gouvernement séparées. La branche législative – le congrès – fait les lois, l’exécutif les applique, et le judiciaire est chargé de les faire respecter. C’est donc un système de “checks and balances” bien huilé dans lequel chaque institution a un rôle précis à jouer.
Bien que la branche judiciaire ait toujours été considérée comme la plus faible des trois, elle a su, au fil des années, s’approprier davantage de pouvoir au détriment du législatif. Le cas de l’avortement est l’illustration même de ce phénomène. En effet, cette pratique médicale a été légalisée en 1973, suite à la décision de la Cour Suprême sur l’affaire Roe v Wade. Jusque là, l’IVG était légale dans quelques États comme New-York et Washington mais pas à l’échelle nationale. En 1970, “Jane Roe” (nom prêté au plaintif pour protéger son identité) a lancé des procédures judiciaires contre Henry Wade, le procureur du comté de Dallas. Ce dernier poursuivait en justice les médecins qui pratiquaient l’avortement. Cette affaire historique a été réglée devant la Cour Suprême, qui a estimé à 7 voix contre 2 que le droit à l’avortement était implicite dans le droit à l’intimité, protégé par l’article XIV de la Constitution, renversant ainsi toutes les lois anti-avortement. Depuis, la décision d’interrompre une grossesse au premier trimestre ne tient qu’à la femme, au deuxième trimestre les États peuvent le réguler et au troisième trimestre, l’avortement n’est possible que si la grossesse constitue un danger pour la vie de la mère.
La politisation accrue de la Cour Suprême en fait maintenant un acteur incontournable dans la vie politique américaine. En prenant position sur un nombre croissant de débats, la Cour Suprême a dorénavant la capacité de faire passer des lois, un pouvoir bien supérieur à celui qui lui avait été octroyé à l’origine. Cette prise de pouvoir graduelle par des juges qui, rappelons-le, ne sont pas élus démocratiquement, a d’importantes implications pour la vie politique américaine. Ils deviennent en effet des acteurs décisifs qui, à eux seuls, peuvent faire basculer la société par leurs décisions vers une tendance plus libérale ou conservatrice. De plus, puisque ce sont des acteurs désignés à vie, la nomination d’un juge par le président continuera d’impacter la société américaine même lorsque ce dernier ne sera plus chef d’État. La nomination des juges par le président ne devient alors plus un processus basé sur les compétences de chacun mais bien un processus extrêmement politisé basé sur leurs opinions et leur vision de la société.
Ce phénomène s’illustre également très bien avec la question de l’avortement. Ce n’est pas un hasard si les 2 juges nommés par Trump au cours de son mandat se décrivent comme étant “pro-life”. En effet, le président a fait part à plusieurs reprises de sa volonté d’interdire l’avortement, et une telle interdiction ne pourra être mise en oeuvre que sur décision de la Cour Suprême. Chaque fois qu’une loi visant à restreindre l’avortement est validée par les législateurs d’un État, elle est contestée devant les cours fédérales qui, jusqu’à présent ont toujours défendu la jurisprudence que constitue l’affaire Roe v Wade. Toutefois, si une de ces affaires venait à être présentée devant la Cour Suprême et non devant les cours fédérales, il reviendrait à ces 9 juges de trancher sur l’avenir de l’avortement aux États-Unis.
Bien que, pour la première fois depuis 1973, la Chambre des Représentants défende majoritairement les droits à l’avortement, avec la composition actuelle de la Cour Suprême, rien ne permet d’assurer la pérennité de la légalité de l’IVG. Cette prise de pouvoir graduelle par la Cour Suprême constitue donc un enjeu considérable: dorénavant, 9 juges désignés par les présidents successifs sur la base de leurs opinions politiques ont la capacité d’influencer grandement les questions de société américaines.
Edited by Lou Bianchi