L’Argentine en mauvaise posture face à une crise démesurée
Inflation débordante, dévaluation vertigineuse du peso, pauvreté englobante, et chômage en hausse, la situation économique de l’Argentine alarme ses habitants qui sombrent dans une instabilité sociale et politique qu’ils pensaient avoir mis derrière eux depuis plusieurs années. En effet, après une première crise financière dans le début des années 2000, surmontée doucement mais avec peine, le pays latino-américain trébuche de nouveau et tombe encore plus bas dans une récession alarmante. En 2018, la chute du PIB, de 7.5% en novembre dernier, fut accompagnée d’une inflation drastique des prix de 45%. Depuis janvier 2019, la situation s’aggrave encore, entraînée dans une spirale incontrôlable : le peso s’effondre de 50% face au dollar, qui grimpe au taux hallucinant de presque 44 pesos. En 2016, il en valait presque 13. Il y a 17 ans, les devises étaient à parité. La spirale s’accélère et l’Argentine se retrouve une nouvelle fois sur la pente dangereuse de la crise.
Cette crise fulgurante qui semble émerger de nulle part est en réalité le résultat de plusieurs années d’endettement non maîtrisé et d’une productivité réduite, auxquels s’ajoutent les circonstances extérieures qui ont fait sombrer le pays dans le chaos. En effet, après s’être relevée de la crise financière de 2001, l’Argentine a procédé à une restructuration des dettes envers les fonds créanciers de son économie. Cependant, deux grands fonds américains, aujourd’hui surnommés les fonds « vautours », ont refusé d’y prendre part et ont entamé en 2014 un procès contre le pays latino-américain, qui leur devait alors plus de 1,5 milliards de dollars. L’Argentine a refusé de payer. Les autres créanciers étaient alors en droit de réclamer leur remboursement initial, et la dette a grimpé d’un coup à 100 milliards de dollars. À cela se sont ajoutées des baisses de production du secteur agricole, grande force économique de ce pays immense, qui a achevé de dissuader les investisseurs du peso. Enfin, la hausse récente des taux d’intérêt américains renforce l’attractivité du dollar et affaiblit celui des monnaies étrangères. Alors que la banque centrale d’Argentine tente de rehausser également ses taux, cela fait au contraire fuir de nouveau les investisseurs qui ne sont pas dupes face à cette valeur grimpante. La monnaie est alors soumise à une crise de confiance : les investisseurs comme les citoyens achètent et épargnent leurs pesos en dollars américains, entraînant la dévaluation du peso dans une chute de plus en plus raide.
Autre agent phare de cette crise: le Fonds monétaire international (FMI). Forcé de se tourner vers cette infrastructure internationale au lendemain de la première dégringolade des « fonds vautours », le pays bénéficie alors d’aide majeure afin de remonter la pente. L’Argentine nourrit alors sa dette, qui s’alourdit de plus en plus avec l’enclenchement de la crise. Mais ce n’est pas la première fois que l’Argentine fait appel au FMI. En 1990 et 2001, celle-ci avait déjà été confrontée au Fonds, qui, en plaçant le pays en défaut de paiement, avait participé à l’effondrement financier de la troisième économie d’Amérique latine. Les conséquences néfastes de ce cercle vicieux ont donné aux Argentins une image négative du FMI, voyant leur indépendance financière se volatiliser.
Face à cette crise non maîtrisée, les grèves (« parros ») et les rassemblements se multiplient, les manifestants défilant avec des pancartes diabolisant le FMI et scandant « Nunca más Macri ! » (Plus jamais Macri). Ce dernier, président de l’Argentine depuis 4 ans, appartenant au centre droit, est notamment critiqué pour avoir aboli le taux de change fixe du peso face au dollar. Sa collaboration avec le FMI, qui leur a accordé un prêt record de 57 milliards de dollars en septembre 2018, est vue d’un œil mauvais.
Cette crise économique engendre à sa suite une crise sociale accablante. En 8 mois, la dépression des billets de papier argentins a affaibli considérablement les salaires, qui ne peuvent ni suivre la vitesse alarmante de la fluctuation des taux ni compenser l’inflation débordante. Les rues de Buenos Aires, au charme hétéroclite des influences européennes, sont désormais ornées de longues files de figures assombries, faisant la queue devant les banques, où les retraits sont limités. Dans le centre de la ville, les étrangers sont interpellés par les « Cambio ! » (Change !) de ceux qui proposent les taux légèrement avantageux du « mercado azul », le marché noir, face à la nécessité d’obtenir des dollars pour ne pas voir son compte en banque s’assécher. La pauvreté touche aujourd’hui plus de 32% de la population, déjà un bond de 5% par rapport au semestre précédent. Alors que les étrangers se retrouvent avec un pouvoir d’achat démultiplié, les Argentins ont l’eau jusqu’au cou. Les prix fluctuent tellement que les cartes des restaurants présentent leur tarifs sur des autocollants, qui défilent au rythme de la dévaluation douloureuse de la monnaie.
Une grande partie de la population, notamment issue de la classe moyenne, se retrouve confrontée à une situation précaire qui leur impose un rythme de vie acharné. Il est désormais commun de basculer entre trois métiers différents pour pouvoir conserver des revenus suffisants, quand ils parviennent à esquiver le chômage qui guette chacun d’entre eux. Aujourd’hui, un salaire moyen équivaut à environ 280 euros par mois. Impossible pour ceux-ci d’être rehaussés au niveau de l’inflation qui a atteint les 45% cette année. Dans l’université de Buenos Aires, grande université publique, certains professeurs, bénéficiant d’un salaire plus avantageux en exerçant une autre profession, donnent leurs cours gratuitement. D’autres qui cherchent à arrondir leurs fins de mois conduisent pour Uber la nuit. Les étudiants sautent au-dessus des barrières du métro, les fameux « asados » de viande, véritable tradition argentine, se font plus rares… La vie est incontestablement plus chère et les conditions de vie diminuées.
Malgré l’aide étrangère, le pays semble se retrouver dans une posture terriblement incertaine. Le seul espoir des Argentins repose sur les élections présidentielles qui auront lieu en octobre prochain. Mais, le choix de cette année électorale est visiblement limité aux dirigeants des deux grands partis majoritaires : Macri, président sortant de centre droit, et Kirchner, à la tête du parti justicialiste qui découle du péronisme. Ce mouvement politique formé autour de la figure de l’ancien président Perón, figure populiste controversée de l’Argentine puisque la population l’adore comme le rejette, ne peut être catégorisé ni de droite ni de gauche puisque les idéologies sont confondues. Cependant, le justicialisme de Kirchner tend davantage vers la gauche et promeut comme valeur dominante le nationalisme et la justice sociale. Autant Macri est considéré par beaucoup comme incompétent, Cristina Kirchner, présidente de 2007 à 2015, incarne quant à elle la corruption et le mensonge. Elle a été sujette à de nombreux scandales et en septembre dernier, elle a été mise en examen pour fraude.
Il y a à peine 1 an, la réélection du président en fonction semblait assurée, mais les événements récents rendent les prochains mois déterminants dans le choix de la population. Partout, les murs et les universités sont ornés de grandes banderoles appelant à la manifestation, à l’expression unie du peuple contre l’austérité du gouvernement et cette politique du désastre. Après le prêt record de la part du FMI, l’Argentine se retrouve plus endettée que la Grèce au lendemain de la crise de 2008. Macri avait promis de faire reculer la pauvreté qui touchait déjà onze millions d’Argentins à son élection. Au lieu de cela, ce sont des initiatives citoyennes qui tentent d’adoucir le choc violent de cette crise économique, avec des mesures qui rappellent celles prises en 2001, avec par exemple de la nourriture distribuée dans les écoles. Pour les habitants du pays de la viande et du tango, il faudra attendre les élections d’octobre prochain pour espérer que « la grieta », mot que les Argentins utilisent pour désigner ce « craquement » économique et social qui blesse le pays, commence doucement à cicatriser. Malheureusement, la crise douloureuse et épuisante qui hante le pays est loin d’être résolue.
Edited by Charles Lepage