Faut-il rapatrier les djihadistes français détenus au Kurdistan syrien ?
Depuis le début de la guerre syrienne en 2011, 40,000 combattants étrangers venant de 110 pays différents ont décidé de quitter leur pays d’origine afin de rejoindre les rangs de l’État Islamique (EI) en Irak et en Syrie. Le 23 mars dernier, la chute du dernier fief de Daech à Baghouz, à l’est de la Syrie, a marqué la fin du califat et la capture de ses membres. La victoire de la coalition internationale contre l’EI a été ternie par l’intensification des flots de djihadistes qui gonflent les camps de détention du nord-est de la Syrie. Ces derniers sont tenus par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) et une milice kurde issue du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), alliés des États-Unis. Parmi eux figurent environ 450 ressortissants français, dont plus de 200 enfants. Leur rapatriement en France est un sujet très controversé à l’Élysée car, outre les difficultés de sécurité et de logistique, le retour des djihadistes et de leurs familles en France pose des questions éthiques sur le devoir de l’État vis-à-vis de ses citoyens.
La destruction du califat a mis fin au règne physique de l’EI qui s’étendait sur un vaste territoire peuplé de 6 à 8 millions de personnes. Néanmoins, l’idéologie de Daech persiste. Dans l’immense camp d’al-Hol, situé au nord-est de la Syrie, les 65.000 civils de l’EI qui sont majoritairement des femmes et des enfants, ont recréé une ville djihadiste. Al-Hol est devenu un centre majeur d’endoctrinement dans lequel fermente le sentiment de rancoeur de la défaite. “C’est une catastrophe, on est en train de recréer l’État islamique dans ce camp”, déplore l’avocate Marie Dosé, qui défend plusieurs familles dont les enfants et les petits enfants sont partis en Syrie. Qui plus est, le risque de propagation de l’idéologie djihadiste est très élevé car les kurdes peinent à contenir les détenus révoltés. “Les djihadistes français ont commis une mutinerie en avril dans la prison de Derek. À al-Hol, le camp de la région de Hassaké, les femmes étrangères, dont des Françaises, fomentent des soulèvements.”, constate Jean-Charles Brisard, le président du Centre d’analyse du terrorisme (CAT).
Cette instabilité provoque donc un débat sécuritaire au sein du gouvernement français sur la position à adopter. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, avait pris le parti du rapatriement lorsqu’elle disait le 21 janvier faire “un choix qui est celui de la préférence du contrôle et donc du rapatriement”. Le premier ministre, Édouard Philippe avait renchéri le 30 janvier en affirmant “Est-ce qu’on préfère qu’ils soient dispersés, qu’ils rejoignent les rangs de Daech ou qu’ils partent dans un autre pays pour continuer à fomenter de tels actes ?”. Ces déclarations se sont concrétisées lors du dévoilement du plan détaillé d’une opération de rapatriement de 250 hommes, femmes et enfants français de l’EI emprisonnés au Kurdistan syrien. Ce document secret provient des services de renseignement français et a été consulté par Libération en avril dernier. On y trouve les noms, prénoms, dates de naissance, lieux de détention des ressortissants français et aussi la façon dont ils auraient été pris en charge une fois de retour sur le sol français. Mais le retrait des armées américaines de Syrie ainsi que le mandat tumultueux d’Emmanuel Macron a écarté la possibilité d’une telle opération. Un sondage de l’institut Odoxa confirmait la méfiance des français à l’égard d’un potentiel rapatriement : 89 % des répondants se déclarent «inquiets» d’un tel retour, dont 53 % «très inquiets» et 66% s’opposent même au retour des enfants. Une telle décision pourrait causer une déstabilisation du gouvernement Macron qui souffre encore des relents de la crise des gilets jaunes.
Depuis, le ministre des Affaires Étrangères français, Jean-Yves le Drian a clairement indiqué que “les combattants doivent être jugés là où ils ont commis leur crimes”. Ainsi, onze ressortissants français appartenant à l’EI ont été condamnés à mort par le tribunal anti-terroriste de Bagdad en Irak, sans être exécutés. Si Jean-Yves le Drian affirmait que ces procès étaient “équitables”, l’organisation Human Rights Watch a dénoncé des “systèmes judiciaires abusifs”. Il semblerait que les accusés aient fait des aveux sous la torture et n’aient pas pu faire valoir leurs droits dans des procès éclairs, avec des avocats commis d’office qui découvrent les dossiers une vingtaine de minutes avant l’audience.
Cependant, la question du rapatriement des enfants de djihadistes possédant la nationalité française est plus délicate. Les conditions de vie des camps sont extrêmement précaires et les enfants en sont les premières victimes. “Il faut souvent attendre jusqu’à huit heures pour remplir des bidons d’eau. Et les colis alimentaires mensuels sont parfois retardés à cause des bagarres”, témoigne une proche d’une djihadiste française enfermée à Al-Hol. Le manque d’hygiène et l’absence d’hôpital causent la propagation de maladies. Dans cette situation chaotique, les enfants, dont plus de la moitié sont sans papiers peinent à survivre. “La situation dégénère. Il y a des enfants blessés, des bébés abandonnés. Certains ont été pris en charge par les femmes les plus radicalisées, qui ne veulent pas les rendre. Elles peuvent aussi les déclarer sous de faux noms, ou simplement dire que ce sont leurs enfants”, affirme l’avocate Marie Dosé. Selon la Convention internationale des droits de l’Enfant, que la France et tous les autres pays de l’Union Européenne ont ratifié, les enfants français ont le droit à la protection de leur État lorsqu’ils sont en danger, en situation de précarité ou en zone de guerre. Néanmoins, seuls 17 enfants français ont été rapatriés cette année. En septembre, dix plaintes ont été déposées à l’encontre du ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, par les familles élargies de ces enfants et femmes, pour “omission de porter secours”. Le ministre souligne le danger que représente de telles opérations de rapatriement pour les soldats français. Il soutient une politique de “cas par cas” pour les orphelins ou ceux qui auraient l’autorisation de leur mère pour un potentiel rapatriement.
La question du rapatriement des djihadistes français va donc bien au-delà des questions sécuritaires, elle pose un vrai débat éthique. La France a-t-elle le devoir de protéger tous ses citoyens, sans exception ? Comme le souligne le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner « Ce sont des français avant d’être des djihadistes ». En principe, le gouvernement doit protéger les djihadistes français au même titre qu’il protège tous ses citoyens. Cependant, d’un point de vue utilitariste, l’État doit s’assurer de la sécurité du plus de français possible et donc faire au mieux pour éloigner les djihadistes du territoire français, même si cela implique le sacrifice de ceux restés en Syrie. Il y a donc deux thèses qui s’affrontent. Une partie de l’opinion ne croit pas en la possibilité d’une réinsertion des djihadistes dans la société. Celle-ci serait coûteuse et dangereuse pour un résultat très incertain. Les membres de l’EI ayant renié la France, ils ne mériteraient plus la nationalité française car ils ne respectent plus les valeurs de la République, d’où la question de la déchéance de nationalité. Toutefois, le devoir de l’État consisterait aussi à prendre en charge les citoyens « déviants » et de tout faire pour les réinsérer dans la société. Laisser les djihadistes français écoper leur peine à perpétuité dans des prisons irakiennes ou les condamner à la peine de mort reviendrait au même. Dans les deux cas, le gouvernement français ne les accompagnerait pas dans un chemin de rééducation qui aurait pour objectif final la réinsertion sociale. En déléguant la responsabilité du jugement de ses citoyens à une autre entité comme le gouvernement irakien, l’État français semble se déresponsabiliser de son devoir de réinsertion des citoyens français dans la société.
Edited by Elias Lemercier