Un droit menacé : l’avortement face au rigorisme moral
Il y a 45 ans, Simone Veil, alors ministre de la Santé sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, se faisait la porte-parole de toutes les femmes françaises en se battant pour un projet de loi autorisant l’IVG (Interruption Volontaire de Grossesse). Cette lutte féministe, visant à permettre aux femmes le contrôle de leurs corps, avait débuté près de 10 ans auparavant, lorsque Lucien Neuwirth, député gaulliste, avait fait passer une loi légalisant la contraception. Malgré cette « première pierre à l’édifice » apportée par la loi Neuwirth, c’est non sans difficulté que Simone Veil est parvenue à la légalisation de l’avortement; une lutte qui, aujourd’hui, semble paradoxalement plus que jamais d’actualité.
En effet, ces avancées législatives pour les droits des femmes se heurtent actuellement à des contre-mouvements, sans doute parce que ce combat ne renvoie pas strictement à « la loi », mais bel et bien à « un droit » : celui d’être une femme et de pouvoir renoncer au « devoir » d’être mère. Il faut comprendre que l’IVG a permis aux femmes de s’émanciper en leur offrant non seulement la liberté de disposer de leur (propre) corps mais plus généralement de redéfinir la sexualité, non comme un outil de procréation mais comme une source légitime de plaisir. Dans les pays développés, on pourrait croire que le droit à l’avortement est un acquis inaliénable, pourtant, cette liberté demeure fragile… Aujourd’hui encore, certains groupes et courants de pensée puissants appellent à des régressions sociales en ce qui concerne les droits des femmes. Danielle Hassoun, gynécologue et ancienne responsable d’un centre IVG en France explique qu’aux États-Unis comme en Europe « on sent qu’il y a des mouvements qui auraient envie de délégaliser l’avortement, de le reclandestiniser. » Il est donc nécessaire de ne pas prendre ces droits pour acquis, face à la montée d’une vision traditionaliste qui resurgit dans le monde.
En France, l’avortement est remis en cause par de nombreux groupes conservateurs et associations catholiques. Marine Le Pen, candidate du Rassemblement National (RN) au deuxième tour des élections présidentielles de 2017, avait adopté quelque années auparavant une position ambiguë en ce qui concerne l’IVG, en parlant d’« avortements de confort », soit des avortements qui n’auraient pas un « caractère d’exception ». C’est ce même discours qui est souvent repris par l’Église catholique et les partis conservateurs partout dans le monde, qui dénoncent certains « abus » et « déclins moraux ». L’idée très répandue et prônée par les associations anti-avortement que l’IVG pousse aux abus est pourtant bien loin de la réalité. En 2018, une étude publiée par le ministère français de la Santé démontrait ainsi que le nombre de pratiques restait stable : « depuis près de 30 ans, le nombre d’IVG oscille entre 215 000 et 230 000 en France ». L’accès à l’avortement reste cependant assez inégal, pour cause, les disparités territoriales : « 8 % des centres pratiquant l’IVG en France ont fermé en dix ans ». Les centres d’IVG ne sont pas équitablement répartis, un barrage pour nombre de femmes. Les remises en cause de l’IVG et les discours moralisateurs dénonçant de soi-disant excès doivent donc être pris pour ce qu’ils sont : des composantes d’un discours dogmatique, au service d’une idéologie.
Aux États-Unis, la vague conservatrice et anti-avortement vient heurter le pays plus violemment encore en terme de droits des femmes. En la matière, ce pays était pourtant en avance sur la majorité des pays européens, la Cour suprême légalisant le droit à l’avortement dès 1973, dans sa décision Roe v. Wade. Les différents États sont aujourd’hui divisés sur la question de l’IVG, un débat qui semble accentuer les clivages religieux et politiques qui animent le pays. L’année passée, 16 États ont modifié leur loi sur l’avortement limitant l’accès à la procédure. L’exemple le plus extrême reste sans doute l’Alabama qui avait prévu d’interdire « toute interruption volontaire de grossesse, même en cas d’inceste ou de viol »… Cette loi devait entrer en vigueur en novembre 2019, mais le juge Myron Thompson, a pu la bloquer – pour le moment -, estimant qu’elle « viole clairement la jurisprudence de la Cour suprême » et « la Constitution » des États-Unis. La crise des droits des femmes aux États-Unis reste extrêmement préoccupante étant donné que la Cour suprême devient elle-même plus conservatrice, à l’image du président américain qui a le pouvoir d’y nommer des juges. Pour rappel, le dernier candidat soutenu par Trump pour accéder à la Cour suprême était Brett Kavanaugh, alors accusé d’agression sexuelle… Le 24 janvier, Donald Trump a participé à une marche anti-avortement se tenant chaque année à Washington. Aucun président américain n’y avait participé auparavant. Donald Trump s’en est d’ailleurs vanté en déclarant : « C’est un véritable honneur d’être le premier président de l’histoire à assister à la marche pour la vie », affichant à l’approche de l’élection présidentielle sa proximité avec l’électorat ultra-conservateur. L’Amérique profonde et évangéliste semble décidément gagner du terrain…
L’Europe de l’Est est elle-aussi touchée par cette vague anti-avortement avec, comme exemple notable, la Pologne. Depuis son arrivée au pouvoir en 2016, le gouvernement ultraconservateur du parti Droit et Justice (PiS) tente d’interdire le droit à l’avortement. La Pologne est l’un des pays d’Europe les plus restrictifs en terme de droit à l’avortement étant donné que la procédure n’est aujourd’hui possible « qu’en cas de viol, inceste, danger pour la vie de la mère ou malformation irréversible du fœtus. » En octobre 2016 des milliers de femmes se rassemblaient, vêtues de noir, manifestant contre « un projet de loi citoyen visant à l’interdiction totale de l’avortement » soutenu par PiS à la Commission européenne. Cette manifestation s’était ensuite suivie d’une grève générale des femmes en Pologne, dans le but de préserver leur liberté. C’est cette mobilisation féministe qui a permis d’éviter de justesse le passage de cette loi, bien que le gouvernement polonais continue de supporter des lois régressives… Trop souvent, des hommes parlent au nom des femmes, il serait peut-être temps d’écouter les principales intéressées sur le sujet.
Ce qu’il faut retenir c’est que ces différents pays ont en commun une minorité conservatrice qui refuse toujours la légalisation de l’avortement et qui continuent à le stigmatiser au nom de ‘valeurs chrétiennes’. Les mouvements pro-vie et associations anti-avortement parlent souvent « d’homicide » et refusent de voir l’IVG comme une ressource légitime pour les femmes, un ultime recours. Ces groupes, plutôt que de prôner la vie, se transforment, en vérité, en associations anti-choix, limitant la liberté des femmes. Si depuis les années 2000 21 nouveaux pays ont légalisé l’avortement, il est nécessaire de comprendre que ces avancées législatives ne se traduisent pas nécessairement par une évolution des moeurs, ni par des avancées sociales garanties. L’IVG a été légalisé en Irlande après un vote en décembre 2018, mais il demeure à ce jour extrêmement tabou : « la culture de la peur et de la culpabilité” » persiste dans ce pays catholique et freinent les femmes face à ce recours. Il faut ainsi continuer à se mobiliser et à manifester pour l’avortement. Si la légalisation est un premier pas, il n’empêche pas la stigmatisation et les attaques, qui, à terme, pourraient vraiment mener à l’aliénation de ce droit. La nouvelle génération de femmes se doit ainsi de rester extrêmement vigilante et inflexible face à la montée des discours populistes et anti-féministes. Dans de nombreux pays, notamment en Amérique du Sud, des femmes risquent leur vie chaque jour en pratiquant des avortements clandestins; au nom de cette liberté, celle d’avoir le choix. Véronique Séhier, coprésidente du Planning familial, expliquait d’ailleurs en 2018 : « Une femme meurt toutes les 9 minutes d’un avortement clandestin. Environ 25 millions d’avortements à risque ont lieu dans le monde chaque année, la plupart dans les pays en développement. »
Après tant d’années de lutte acharnée pour le droit des femmes, que faire face à ces transgressions traditionalistes et conservatrices? Simone de Beauvoir, illustre féministe préconise aux femmes de rester attentives : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remises en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »