La Tunisie – une démocratie menacée?
La Tunisie est restée quatre mois sans gouvernement.
Le 13 octobre 2019, Kais Saied, un nouveau venu sur la scène politique tunisienne, n’appartenant à aucun parti, est sorti vainqueur de l’élection présidentielle, la deuxième organisée dans le cadre de la nouvelle Constitution adoptée en 2014 à l’issue de la révolution de 2011. Il a fallu quatre mois pour que le Parlement tunisien donne sa confiance à un gouvernement. En effet, après trois mois de négociations, l’Assemblée a rejeté le 10 janvier 2020 à une large majorité le gouvernement proposé par Habib Jemli, le candidat du parti islamiste Ennahdha nommé Premier ministre par le Président Saied. Dix jours plus tard, conformément au délai accordé par la Constitution, le Président a nommé Elyes Fakhfakh comme nouveau Premier ministre. Mais, Ennahdha, parti détenant le plus de sièges au Parlement (54 sur 217), a retoqué la première liste proposée par Elyes Fakhfakh le 15 février. Depuis, le Président a réussi à « remporter le premier bras de fer qui l’oppose au parti islamiste Ennahdha », celui-ci ayant finalement accepté le 19 février de soutenir la proposition la plus récente, afin de prendre « en considération la situation économique et sociale ». Le 26 février, le gouvernement a enfin été accepté par un vote de 129 à 77. Le président Saied avait menacé que si cette coalition n’obtenait pas la majorité à l’Assemblée il n’aurait d’autre choix que de dissoudre cette dernière.
Si le système politique en place n’est pas directement remis en question par cette situation particulière, l’impatience des Tunisiens se fait ressentir et les questions sur le destin de la démocratie née de la révolution en 2011 ressurgissent. Offrant pour l’instant le seul exemple d’une réussite du printemps arabe, la Tunisie vit sous la pression du regard permanent du monde entier et de la responsabilité de représenter l’une des rares images positives du monde arabe. Un pas en arrière pourrait faire réapparaître les critiques soutenant que les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, et les pays arabes et musulmans, ne sont pas près, ou dans des cas plus extrêmes, pas faits pour la démocratie.
La question se pose donc : l’impasse politique dans laquelle se trouve actuellement la Tunisie est-elle simplement une étape inhérente à la mise en place d’une jeune démocratie ou est-elle au contraire la preuve de problèmes structurels plus fondamentaux qui pourraient menacer sa démocratie?
Nous devrions peut-être commencer par revenir sur les principes qui constituent une démocratie. Autour du monde elle est considérée comme l’idéal politique, mais beaucoup, en Tunisie notamment, n’ont pas nécessairement connaissance de tout ce qu’elle englobe et représente. Le dictionnaire Larousse la définit comme « un système politique ou une forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple ». L’organisation d’élections libres, pluralistes et transparentes assure que le peuple soit souverain, mais elle n’est pas suffisante pour maintenir une démocratie et satisfaire les besoins d’une population. En effet, la démocratie doit également rimer avec liberté, justice et droits de l’Homme. Selon la définition donnée par l’Economist Intelligence Unit (EIU) dans son index démocratique annuel, les cinq critères essentiels de la démocratie sont la participation politique, la culture politique, les libertés civiques, le fonctionnement du gouvernement, et le processus électoral accompagné de pluralisme (c’est-à-dire plusieurs partis).
D’après le classement du EIU, la Tunisie est ainsi structurellement une démocratie. Pourtant, malgré le fait qu’elle soit classée 53e sur 167 pays en 2019, elle ne se qualifie pas comme étant une «démocratie complète», car elle n’a toujours pas atteint le seuil jugé comme suffisant par l’EIU au niveau de la culture politique, des libertés civiques et du fonctionnement du gouvernement. Cela dit, peu de pays ont reçu ce titre – même des pays qui se présentent comme des démocraties modèles ne l’ont pas, les États-Unis notamment. Selon ces critères, la Tunisie se retrouve donc toujours en transition démocratique. Ces transitions ne sont jamais instantanées : il faut habituellement plusieurs cycles électoraux et un système d’éducation orienté vers ce nouveau modèle démocratique pour l’ancrer dans la culture politique locale. De plus, la lutte pour les libertés civiques en Tunisie, marquée particulièrement par l’implication et la persévérance des femmes, est lancée mais pas encore près d’aboutir. De ce fait, la situation politique actuelle n’est donc peut-être qu’une illustration de la transition vers un fonctionnement du gouvernement adhérant aux normes démocratiques.
Cependant, le discours des Tunisiens réprimandant le système en place, voire même de l’efficacité de la démocratie pourrait signaler plutôt qu’il existe des problèmes plus fondamentaux. En effet, les Tunisiens tiennent le système responsable des problèmes socio-économiques qui perdurent et n’évoluent pas depuis 2011, alors qu’une des motivations principales pour la révolution était d’améliorer ces conditions. Effectivement, le taux de chômage stagne plus ou moins depuis 2014 aux alentours de 15% et est plus élevé que dans les dernières années du régime du Président Ben Ali quand il se situait plutôt autour de 13%. Les Tunisiens se sentent trahis puisque leur « dinar s’effondre et la corruption est partout », alors que le taux d’inflation s’approchait de 7% en 2019. Même si globalement les Tunisiens continuent à penser que la démocratie soit la meilleure forme de gouvernement, la suite de l’étude datant de 2018 réalisée par l’institut indépendant « Arab Barometer » révèle que les Tunisiens sont très critiques et méfiants de la mise en place de la démocratie dans leur pays. En effet, une majorité affirme qu’à leur avis la démocratie n’est pas propice à une bonne économie ni à la stabilité. Il se peut donc que l’impasse politique actuelle reflète ces menaces plus profondes, ou du moins déclenche encore plus de méfiance, qui pourrait à son tour saper la démocratie.
Cette méfiance de la population constitue donc un obstacle majeur à l’instauration d’une démocratie. Au niveau institutionnel toutefois, la cause immédiate de l’incapacité à former un gouvernement tient à l’éclatement des partis à l’Assemblée. Le processus démocratique est déjà difficile en soi, et cette fragmentation et division profonde complique d’autant plus ce processus. Cependant, une telle fragmentation n’est pas intrinsèquement dangereuse pour la démocratie. Au contraire, le pluralisme et l’existence de partis variés lui sont indispensables. Les partis politiques ne deviennent dangereux que lorsqu’ils se transforment en « véhicules de certains individus et leurs entourages », et se mettent à servir des intérêts particuliers et non l’intérêt général, risquant de faire retomber le pays dans un système autocratique.
En Tunisie, le parti politique qui pourrait susciter des soupçons est le parti islamiste Ennahdha. En effet, pour les démocraties de l’Ouest, démocratie rime avec laïcité. L’implication de la religion dans les partis politiques est pour eux alarmants. Certains exemples, tels que le règne du parti des Frères musulmans en Égypte, expliquent en parti ces soupçons. Cependant, la Tunisie n’est pas comparable à ses voisins. En effet, depuis Bourguiba, le premier président de la Tunisie indépendante, « des réformes politiques et sociétales prônant l’émancipation de la société et consacrant la primauté de l’État sur la religion » ont été mises en place. De plus, Ennahdha se présente comme un parti de « musulmans démocrates » et durant leur temps au pouvoir en 2011 ils ont assuré la protection et le maintien des dynamiques de sécularisation. Enfin, Ennahdha ne représente pas actuellement une menace à la démocratie puisque le parti ne véhicule pas les intérêts de certains individus, mais au contraire d’une fraction conséquente de la population tunisienne. Après tout, la démocratie demande la représentation de tous.
Il se pourrait donc que l’élection même de Kais Saied soit le résultat des problèmes fondamentaux naissant de la frustration des Tunisiens. En effet, il est possible de qualifier le Président Saied de personnalité anti-système, « anti-establishment » comme explique le Tunisien Aziz Majoul en analysant ces élections. Professeur de droit à l’Université de Tunis, il n’avait aucune expérience politique en prenant le pouvoir : choisir un président non-expérimenté alors que le pays est en pleine transition paraît assez surprenant, voire quelque peu alarmant. Si le peuple tunisien a voulu donner la responsabilité de cette jeune démocratie à Saied c’est probablement donc un signal qu’il cherche un changement radical. Ceci, ajouté à certains propos conservateurs de Saied sur des sujets tels que les droits des homosexuels, rend le parallèle avec l’élection de Trump de 2016, ainsi que la montée dans le monde de personnalités anti-système, assez flagrante. La situation en Tunisie constitue donc peut-être un autre symptôme de la crise mondiale de la démocratie.
Cependant, dans l’absolu, la remise en cause de la démocratie par les Tunisiens ne met pas en péril son succès par la suite. D’après Lowenthal et Bitar, c’est en réalité assez typique d’une transition démocratique d’en vouloir aux dirigeants si les attentes économiques ne sont pas satisfaites rapidement. L’impatience inhérente à la nature humaine rend assez normal de voter pour un candidat anti-système dans ce genre de situation. Kais Saied, hormis ses propos particulièrement conservateurs et régressifs sur certaines libertés civiques, semble par ailleurs promouvoir les valeurs démocratiques. Même si la transition démocratique ne sera probablement pas achevée sous sa présidence, il ne met pas en péril son développement.
Les Tunisiens disent vouloir être comme la France ou les États-Unis. Il serait aujourd’hui périlleux pour la Tunisie de trop idéaliser les pays occidentaux. La Tunisie aurait plutôt intérêt à se concentrer sur l’éducation de sa population et la préservation de la paix civile et sociale. Elle servira ainsi de modèle non seulement pour les pays voisins mais également aux anciennes démocraties qui connaissent pour certaines des dérives ou des tentations autoritaires.
Photo de couverture: « Tunisia – Elections 2011 » par European Parliament, license sous CC BY-NC-ND 2.0.