L’Amérique Latine à l’épreuve des féminicides, une perspective mexicaine
10. C’est le nombre de féminicides par jour en moyenne au Mexique.
3. Le pourcentage de cas de féminicides judiciarisés.
1. Le pourcentage de cas de féminicides qui obtiennent sentence.
Un panorama inquiétant
La violence envers les femmes s’est encore accrue au Mexique ces dernières années, elle a été multipliée par 2,38 entre 2015 et 2019. Sortir après 19h, marcher seule dans la rue, emprunter les transports en commun : des actes quotidiens pourtant synonymes de peur pour les femmes mexicaines. De fait, 83% de celles-ci déclarent se sentir en insécurité dans les espaces publics au Mexique. De plus, considérant que 99,6% des délits de harcèlement sexuels sont perpétrés par des hommes, cette insécurité provient en grande majorité de la violence de genre.
Les inégalités de genre se reflètent dans toutes les sphères de la société, aussi bien d’un point de vue légal, politique ou social. L’avortement, par exemple, est encore interdit – quelles que soient les conditions – dans cinq pays de la région (Nicaragua, République dominicaine, Salvador, Haïti et Honduras).
Le patriarcat impacte également la notion de masculinité en codifiant l’attitude que les hommes «doivent» adopter pour appartenir à la norme sociale. La normalisation de la brutalité comme valeur «masculine» accompagnée d’une constante pression sociale entraînent de sévères discriminations et encourage à la violence, notamment envers les femmes, aussi bien dans les espaces publics que privés.
Ces inégalités et discriminations profondément ancrées dans les sociétés touchent également les femmes transgenres. Le court métrage réalisé par Claudia Llosa dévoile ainsi les différentes discriminations et souffrances auxquelles elles doivent faire face dans la capitale péruvienne de Lima.
Des origines structurelles
Le machisme et le patriarcat s’enracinent culturellement au Mexique. Déjà au XIXe siècle, il s’incarnait à travers la notion d’honneur. En fonction du genre, ce principe s’interprétait de diverses manières. Ainsi, les hommes devaient prouver leur valeur par le combat et la violence, exhibés lors de duels fréquents. Les femmes en revanche devaient montrer leur pureté sexuelle, leur obéissance voire soumission à l’homme (généralement le père ou le mari) afin de justifier leur honneur. Ces codifications historiques du rôle de la femme et de l’homme ont encore des répercussions aujourd’hui.
Dans un pays où près de 90% de la population se déclare catholique, l’influence des normes ecclésiastiques sur la société est inéluctable. De fait, la femme est généralement relayée au second plan, subordonnée à l’homme, comme l’indiquent la place minime qu’elle occupe dans les hospices religieuses et les charges qu’elle exerce au sein de la structure hiérarchique de l’Église.
Les politiques économiques néolibérales ont d’autant plus exacerbé ce phénomène. L’implémentation de maquiladoras sur la frontière avec les États-Unis s’est révélée majeure dans l’accélération de la violence envers les femmes, en leurs imposant une double-peine. D’une part, elles sont employées explicitement pour leur bas salaire, et sont donc très peu protégées de leurs employeurs, mais elles souffrent d’autre part de nombreuses injustices sociales. Elles sont notamment régulièrement licenciées lorsqu’elles tombent enceintes et sont largement victimes d’harcèlement sexuel de leurs supérieurs ou collègues.
Le dysfonctionnement administratif perpétue quant à lui l’impunité et la corruption, ce qui fait obstacle au changement de normes nécessaires au sein de la société. Ana Pecova, dans son article «derechos de papel» («droits de papier»), révèle le paradoxe entre la surprenante profusion de lois en faveur de l’égalité homme-femme et la réalité, puisque les mesures implémentées sont de fait mal ou non appliquées.
Selon Jimena, une étudiante mexicaine, les réformes et améliorations des institutions progressent et sont fondamentales mais doivent s’effectuer en parallèle d’un bouleversement de la mentalité dominante afin d’aboutir à de réels résultats. De fait, les institutions judiciaires reflètent cette mentalité machiste, ce qui compromet leurs prétendues impartialité et intégrité. À titre d’exemple, lors du jugement de quatre agresseurs d’une Mexicaine en 2017, l’un d’eux, Diego Cruz, a été relâché bien que la mineure ait subi des attouchements de sa part. En effet, le juge a considéré qu’il ne pouvait pas caractériser les actes de l’agresseur comme ayant une intention sexuelle, et n’a donc pas qualifié l’incident de viol mais de «frottement fortuit». Dans un autre cas, un juge a affirmé que la victime s’était laissé violée car son «retard mental» l’empêchait de différencier le bien du mal.
La solidarité : meilleure arme de défense
Face à ces inégalités rampantes et à leurs conséquences mortelles, des mouvements féministes émergent dans la région depuis les cinq dernières années et dialoguent entre eux pour tenter de renverser les normes machistes communes à l’ensemble du continent. Ainsi, le mouvement ¡Ni Una Mas! (ni une de plus) fondé en 2017 au Mexique pour lutter contre l’efflorescence de féminicides fait écho à Ni Una Menos (ni une de moins) en Argentine.
Les manifestations de cette année à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme ont également marqué les esprits par leur ampleur et leur écho à travers le monde. Au Mexique, la grève des femmes du 9 mars a démontré l’urgence de reconnaître le rôle crucial de la femme dans nos sociétés, encore trop souvent en décalage avec les mentalités. D’après Jimena, beaucoup ont également dénoncé l’attitude du président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador, considérée machiste après qu’il a annoncé son ambition de rendre le jour prévu de la grève férié. Ceci aurait privé la grève de toute sa substance, ne pouvant plus mesurer l’impact de l’arrêt de travail des femmes si l’ensemble de la population est à l’arrêt.
Les mobilisations contre les violences de genre traversent les frontières et donnent une cohésion à cette lutte régionale. Ainsi, pendant que l’Argentine fait retentir ses pañuelazos pour la légalisation de l’avortement, le chant «Un Violador en tu Camino» du collectif chilien Lastesis résonne encore dans toutes les capitales latino-américaines, et au-delà.