Jusqu’où la Charte québécoise protège-t-elle nos libertés?
Le 27 juin 2020, le Québec fêtera le 45e anniversaire de l’adoption unanime de la Charte des droits et libertés de la personne. Cette Charte représente, pour les Québécois, une quasi-Constitution qui surpasse tout article du code civil ou toute nouvelle loi votée par le Parlement à Québec. Seule la Constitution canadienne fait figure d’autorité sur la Charte québécoise. Depuis son instauration, la Charte a eu un effet immédiat sur la reconnaissance des droits des citoyens, en particulier dans la sphère de la protection contre la discrimination. Par exemple une femme, un homme ou une personne ayant un handicap sont désormais jugés sur le même pied d’égalité dans un scénario d’embauche. La Charte est aussi un document visionnaire, car elle représente le premier document constitutionnel d’Amérique du Nord qui protège les droits des personnes membres de la communauté LGBT. De plus, la section sur les droits sociaux et économiques de la Charte est une de ses particularités distinctives. Cette section protège des droits comme l’accès abordable pour tous à l’éducation, un sujet qui fait encore aujourd’hui polémique chez nos voisins du sud. Pourtant, il ne faut pas prétendre que la Charte soit un document sans faille. Bien que cette dernière reconnaisse des droits sociaux, la portée de sa protection demeure restreinte. Notamment, la formule d’amendement de la Charte est fragile et permet à une simple majorité d’aisément remodeler les droits de tous les Québécois. L’article 2 de la Charte, la loi du bon samaritain, se trouve par ailleurs dans une zone grise entre le droit et le devoir et de par sa présence controversée fragilise à son tour la crédibilité de la Charte. Cet article examinera donc à la fois le caractère novateur de la Charte québécoise, mais aussi les points plus polarisants qui suscitent sa critique.
Avant même de pouvoir analyser en profondeur les répercussions que la Charte québécoise a eues sur notre société, il faut spécifier que l’adoption de la Constitution canadienne 7 ans plus tard, et même si celle-ci a préséance légale sur la Charte québécoise, ne l’a pas rendu obsolète. À l’opposé de la Constitution de 1982, la Charte québécoise reconnaît et protège beaucoup plus de droits de sa population, notamment dans les domaines de l’éducation, sociaux et économiques. De plus, elle agit dans les sphères publique et privée contrairement à la Charte fédérale qui ne touche que les questions reliées au gouvernement; seule la Charte québécoise entre en jeu dans une dispute entre un employé et son patron. Par ailleurs, malgré l’affront de la nuit des longs couteaux et l’exclusion du Québec, les Québécois, souverainistes comme fédéralistes, sont protégés par la Charte québécoise dont ils sont signataires. En somme, la Charte québécoise n’est pas un document obsolète et a des impacts significatifs sur la vie des Québécois, car sa portée transcende celle de la Constitution canadienne.
Pour ce qui est de son impact, la Charte est le premier document tangible qui a pour but explicite de reconnaître et de protéger, avec une autorité quasi-absolue, les droits des Québécois. Les droits fondamentaux de liberté, d’égalité juridique, de propriété privée et plusieurs autres droits des citoyens étaient désormais clairement énoncés. Un bienfait particulier et surtout novateur en 1975 était sa portée contre les politiques discriminatoires. En effet, son statut de document visionnaire est en partie dû au fait qu’en 1977, après l’amendement de l’article 10, elle devient, comme mentionné précédemment, le premier document d’Amérique du Nord qui protège les droits des communautés LGBT contre toute forme de discrimination. L’article 10 énumère les domaines individuels ou collectifs qui sont protégés contre toute action discriminatoire. Par contre, malgré son impact positif sur la société québécoise, l’article 10 n’est pas à l’abri de critique. En effet, contrairement à la Charte canadienne qui protège aussi ses citoyens contre la discrimination, la Charte québécoise est une liste fermée, signifiant qu’il serait légal d’user de discrimination dans un contexte qui n’est pas énuméré par l’article 10. Donc, afin de protéger un citoyen contre une nouvelle forme de discrimination, il faudrait un amendement de la Charte afin d’ajouter un contexte discriminatoire. La Charte canadienne, par contre, n’a pas besoin d’utiliser de telles gymnastiques légales afin de protéger ses concitoyens, car sa liste est ouverte. Effectivement, en utilisant le terme «notamment» à l’article 15, la Charte canadienne permet à la cour de protéger les citoyens contre la discrimination dans une infinité de situations. En d’autre termes, à sa conception, la Charte québécoise figurait comme un document exemplaire pour le reste de l’Amérique du Nord, mais après 45 ans la Charte n’a su encore s’adapter et est désormais en retard sur les protections discriminatoires en particulier en comparaison avec la Charte canadienne.
En termes de droits sociaux et économiques, depuis sa conception et encore aujourd’hui, la Charte est un document avant-gardiste qui met de l’avant le fait que l’égalité des personnes n’inclut pas uniquement un volet de liberté de choix, mais aussi un volet économique. En effet, contrairement aux État-Unis, la Charte québécoise avance que plusieurs droits libéraux ne sont que poussière si une personne n’a même pas l’opportunité d’user de ce droit. Ceci est symptomatique des différences entre nos systèmes d’éducation. L’article 40 de la Charte dicte ceci : « Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, à l’instruction publique gratuite. » Cet article inculque donc dans les mœurs québécoises l’importance à l’accès abordable à toute forme d’éducation. Par contre, chez nos voisins du sud, l’accès à l’éducation ne fait toujours pas figure de droit et est même poussé fortement par des personnalités politiques progressistes comme les sénateurs Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Ce sont avec de telles mœurs représentées dans notre Charte que le Québec a des frais de scolarité moyennant les 2,800$ comparés aux 22,500$ des États-Unis. En somme, la section des droits économiques et sociaux de la Charte qui comprend les articles 39 à 48 était et représente encore aujourd’hui des concepts novateurs qui visent à protéger et promouvoir les droits des personnes les plus vulnérables de notre société. Ces articles reflètent les valeurs québécoises et influencent nos décisions politiques.
Donc, depuis sa conception, la Charte québécoise à su protéger les droits de sa population avec une diligence pointilleuse. Par contre, l’ironie est que la Charte est particulièrement faible en ce qui vient à se protéger elle-même. En effet, les droits économiques et sociaux ne figurent pas dans la protection supplémentaire amenée par l’article 52. De plus, la totalité des articles de la Charte qui concernent toute la population peuvent aisément être amendés ou même transgressés par un vote d’une simple majorité du Parlement québécois. Cette critique est aussi soulevée par la Commission des droits de la personne et droits de la jeunesse dans le cadre des 25 ans de la Charte. Depuis 2000, la Commission encourage le Parlement québécois à ajouter les articles sociaux et économiques à la provision de l’article 52.
En dépit de son statut quasi-constitutionnel, la Charte ne possède pas une autorité absolue et irréversible sur toute nouvelle loi votée. En d’autres mots, en utilisant l’article 9.1 de la Charte, tous les articles, même les articles 1 à 38 qui regroupent les droits en rapport à l’égalité, la liberté, au vote et à l’assistance juridique munis de la protection de l’article 52 sont susceptibles à un vote majoritaire sur une loi dont la dérogation est reconnue et acceptée. Effectivement, chaque article de la Charte est susceptible à désobéissance si le gouvernement estime que la nouvelle loi respecte l’article 9.1 et « s’exerce dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général. » Le gouvernement québécois pourrait par exemple enfreindre le droit de liberté d’expression muni d’une loi que ce dernier considère respecte les valeurs démocratiques et le bien-être général. En somme, un simple vote majoritaire de l’Assemblé nationale a le pouvoir de rendre une des valeurs représentées par les article de la Charte obsolète. Ceci est particulièrement délicat dans une société qui se dit démocratique, car tout l’ensemble de la population serait à la merci d’une simple majorité. Donc, afin de remédier à cette situation, une formule de super majorité où les deux tiers de la Chambre devraient agréer afin de pouvoir amender la Charte devrait être mise en place. Cette solution permettrait d’éviter des votes simplement partisans où un parti simplement majoritaire se permettrait de dicter tout changement sans avoir à consulter le reste des représentants. Ce n’est donc pas la Constitution canadienne qui est la menace première à l’obsolescence de la Charte québécoise, mais la Charte elle-même.
Un autre aspect qui nuit à la force autoritaire légale de la Charte et la pousserait donc vers sa propre obsolescence est une caractéristique distincte, par rapport aux autres chartes existantes en Amérique du Nord : l’incorporation de la doctrine du bon samaritain. En effet, le second article de la Charte évoque le fait qu’une personne est dans l’obligation de venir en aide à une personne en détresse si la situation n’est pas périlleuse. Cet article, bien que parfaitement compréhensible en termes de morale et de mœurs, fait l’objet de plusieurs critiques sur des bases légales. La loi du bon samaritain ne figure pas dans les constitutions du reste de l’Amérique du Nord, car elle est considérée comme étant une responsabilité du citoyen plutôt qu’un droit inhérent. L’article 2 est souvent référé par ses partisans comme étant le droit à l’aide, mais ses détracteurs le considèrent comme étant plutôt une obligation d’aider. Ces derniers voient l’acte du bon samaritain de la même manière que le devoir du citoyen de voter. Tout citoyen a le devoir moral d’aller exercer son droit de vote, mais n’est pas légalement obligé de le faire. Donc, puisque ce devoir ce trouve dans la Charte des droits et libertés, cela enfreint l’intention ultime de la Charte qui est de protéger les droits des citoyens. En y ajoutant des devoirs, la Charte devient donc plus une liste de valeurs qu’un document juridique quasi-constitutionnel. Afin d’éviter l’effritement de l’importance de la Charte sur le côté législatif, il est primordial de séparer les droits des devoirs des citoyens. Il est clair que toute autorité d’une constitution ou d’une Charte serait amoindrie si cette dernière obligeait légalement tous ses citoyens à aller voter.
En somme, la Charte des droits et libertés de la personne accomplit son devoir fondamental de protéger les Québécois dans la sphère privée ainsi que dans le domaine public. De plus, cette charte a une importance encore plus significative pour ses concitoyens puisque le Québec n’a toujours pas signé la Charte canadienne. La Charte a aussi apporté plusieurs éléments novateurs en termes de discrimination et de reconnaissance des droits sociaux et économiques, ce qui a fait progresser le bien-être général de la population québécoise. Ces articles qui ont pour but de venir en aide aux plus démunis reflète une idéologie politique défendue par Hubert Humphrey, ancien Vice-président américain, qui, en 1977 prononça la phrase suivante: « L’épreuve morale du gouvernement est la manière dont il traite ceux qui sont à l’aube de la vie, les enfants; ceux qui sont au crépuscule de la vie, les personnes âgées; ceux qui sont dans l’ombre de la vie, les malades, les appauvris et les handicapés». Par contre, malgré tous les bienfaits apportés par la Charte, elle est sa propre ennemie en ce qui a trait à son obsolescence puisque la totalité des articles qui ont pour but de protéger les droits des Québécois sont facilement transgressables par un vote majoritaire : même les droits économiques peuvent être dérogés sans avoir à même reconnaître la transgression. La Charte doit donc trouver le juste milieu où elle peut constituer un document vivant qui évolue au fil des années et suit les transformations culturelles, ainsi que représenter un fondement des mœurs québécoises. Si cette dernière ne devient qu’une forme de commandement gravé sur la pierre et ne suit donc plus l’avis des Québécois ou un document beaucoup trop malléable qui est la merci de toute majorité politique du moment, ce n’est pas l’autorité de la Constitution canadienne qui la rendra obsolète, mais les citoyens qu’elle a pour but de protéger.
Photo de couverture: Photo du Parlement du Québec prise en 2015. Par T.M.Peto, sous licence CC BY-SA 2.0