L’immersion en français et le monstre sous son lit

Le plancher du bureau de mon père se cachait sous les débris de livres, magazines et feuillets épars tirés de l’étagère. À la suite des heures passées à trier le produit de la manie du stockage de mes parents, une brochure jaunie par le passage de 15 années retient mon attention.

« Is French Immersion The Right Choice For My Child? » me salue le WordArt gris foncé. Le document énumère les traits qui pourraient indiquer aux parents que leur enfant soit le.a candidat.e idéal.e pour le programme d’immersion en français (IF) et conclut avec une liste à puces des avantages académiques, économiques et sociaux que reçoivent les Canadien.ne.s bilingues.

« Les avantages de l’immersion en français », tiré de la brochure « Is French Immersion The Right Choice For My Child ». Image par Olivia Yu.

En Ontario, il existe quatre conseils scolaires publiques : un élève s’inscrit à un établissement anglophone ou francophone, catholique ou laïque. Pour les élèves anglophones qui souhaitent faire des études en français, 3 programmes d’apprentissage de français langue seconde (FLS) s’offrent à eux:

  • Core French, soit le programme de base de français, où les élèves commencent à apprendre le français en 4e année (9 à 10 ans). À la fin de la 8e année (13 à 14 ans), les élèves auront accumulé au moins 600 heures de cours de français. Au secondaire, un élève ne doit s’inscrire qu’à un seul cours de français pour être diplômé.e. L’instruction de ces cours en français est facultative. 
  • Extended French, un programme intensif de français dans lequel les élèves suivent non seulement des cours de langue française, mais aussi une autre matière instruite en français. Ce programme agit comme complément au programme de base et les élèves s’y inscrivent en 7e année, après quoi ils reçoivent au moins 25 % de l’enseignement en français. 
  • French Immersion/l’immersion en français, où on exige qu’un minimum de 50 % de l’enseignement soit dispensé en français dès la maternelle (4 à 6 ans). Au secondaire, 10 crédits sur 30 doivent être enseignés en français, y compris 4 cours de langue française.
L’organisation des programmes d’apprentissage de langue française en Ontario. Illustration par Olivia Yu. 

Après 14 ans d’une formation bilingue, j’avais obtenu un diplôme du programme IF. Lorsque je suis rentrée à Hamilton, Ontario en octobre 2019 pour la fin de semaine de l’Action de grâce, j’ai eu l’occasion de partager un café avec mon ancien enseignant de français (11e et 12e) qui a demandé de pouvoir conserver son anonymat. Le sujet de la brochure que j’avais trouvée est entré dans la conversation et on rigolait tous les deux de l’ironie de ce marketing. Dans une certaine mesure, notre méfiance à l’égard de l’IF vient de nos propres expériences avec l’âpre réalité de ce système scolaire. 

Le meurtre de l’esprit bilingue

« Je ne sais pas si j’ai envie d’envoyer mes enfants aux tranchées, me disait mon prof. Elles sont de charmantes filles bien enthousiastes pour l’apprentissage et j’avoue que la grande majorité des élèves que je vois à la 12e en cours de français ont décroché—ils en veulent à la langue française, ils semblent être sans motivation et peu importe ce que je fais, il est devenu impossible de leur donner l’envie de continuer en français. Un autre problème étant que pour plusieurs élèves le fait de se désinscrire du programme aurait comme résultat leur renvoi de notre école. Ces élèves sont très souvent déçus car on leur a vendu une idée irréaliste de ce qu’ils allaient pouvoir accomplir à la fin de l’école secondaire—c’est-à-dire le bilinguisme complet—et quand ils ne sont pas à la hauteur, ils décrochent à cause de leur frustration. Alors. oui, j’aimerais bien que mes enfants apprennent le français, mais surtout je veux qu’elles soient enthousiastes et si elles apprennent le français, qu’elles l’apprécient. » 

Selon le gouvernement ontarien, l’IF fait partie d’une vision supérieure pour « accroître l’engagement, des élèves, du personnel scolaire, des parents et de la collectivité » envers la culture bilingue de la vie quotidienne ontarienne. En général, ce sont des parents non-francophones qui inscrivent leurs enfants âgé.e.s de 4 à 6 ans inscrit.e.s aux écoles IF. En l’absence de liens culturels à la francophonie, ces parents se laissent influencer par le marketing de l’IF : le bilinguisme est un atout économique, un billet marqué POSTE STABLE pour un train à destination d’Ottawa. Par mesure de sécurité, on assure aux parents avec des statistiques boiteuses qu’aucun risque n’est pris en matière de la performance académique de l’enfant. Sans surprise, les inscriptions au programme IF sont en pleine croissance à travers le pays. 

Tandis que les parents tombent sous le charme des perspectives professionnelles promises par l’IF, l’empreinte que laisse le programme pour bon nombre d’élèves qui en sortent, ne se montre pas à l’hauteur de ces espérances parentales.  Bien qu’en théorie les élèves IF croient eux aussi qu’une formation bilingue rend les diplômé.e.s plus employables, une enquête menée en 2015 montre que les élèves IF sont rarement en contact avec la langue française hors des heures de cours. Même à l’école, les élèves se méprennent à communiquer en anglais les un.e.s aux autres. Pour eux, le français est une langue inutile, « l’anglais [étant] inévitable, comme l’écrit Jacob Mikanowski pour le journal The Guardian. C’est la langue du commerce international, de l’internet, de la science, de la diplomatie … partout où il passe, il laisse une traînée de la mort : de dialectes écrasés, de langues oubliées, de littératures mutilées. » Il n’est donc pas surprenant que 80 % des élèves sondé.e.s ne soient pas convaincu.e.s que le français soit important pour la vie quotidienne. 

Voire, les sondé.e.s de cette enquête concèdent que le marché de l’emploi de la métropole de l’Ontario est indubitablement devenu un espace unilingue anglophone dépouillant ainsi le bilinguisme de sa valeur socioculturelle: « Pour moi, l’immersion en français n’était qu’une perte de temps », affirmait une sondée en entrevue. Lorsqu’ils décident qu’une maîtrise de la langue française nécessite un plus grand effort que les bénéfices qu’elle rapporte, les jeunes ont tendance à abandonner l’apprentissage de la langue. 

Moins de 20 % des élèves IF sont capables de parler en français après le secondaire et les taux d’attrition du programme sont notoirement élevés. Illustration par Olivia Yu. 

Le cauchemar financier d’une formation en langue française

« Dans les coulisses, la logistique du programme IF est un cauchemar : les luttes pour le pouvoir parmi [les éducateur.rice.s] sont fréquentes, il y a un grand manque de professeur.e.s compétent.e.s et le pire c’est que l’administration est ignorante du fonctionnement du FLS. »

Dès que le conseil scolaire public anglais de Toronto a proposé la coupure de l’enseignement en français pour la rentrée au vu de la pandémie COVID-19, le congédiement chronique de ressources éducatives bilingues de l’administration scolaire a refait surface. Ceci atteste de la disponibilité de l’éducation bilingue dans les conseils anglophones—non seulement l’immersion en français a été le premier programme qu’on proposait d’abandonner, mais aussi la quantité de professeurs équipés pour l’enseignement en français était déjà tellement serrée que les classes moins nombreuses prescrites par le Ministère de l’Éducation pour septembre n’avaient aucune chance d’être réalisées dans le contexte du programme. Même avant qu’on ait dû repenser les salles de classe pour se conformer à la distanciation sociale, un manque de professeurs marquait la réalité de l’IF. 

Quant au personnel en place, l’IF a un besoin pressant pour des enseignant.e.s suffisamment formé.e.s.

« Malheureusement, on a des professeurs [dans les départements linguistiques au secondaire] qui évidemment ne correspondaient pas au profil requis puisqu’il n’y a pas de qualification spécifique pour l’immersion française, explique mon ancien prof de français. Donc, on a souvent des gens qui ne désirent pas enseigner dans ce programme ou ont peur de ce niveau et c’est stressant pour tout le monde. En fin de compte, on confie à ces professeurs les matières qu’on pense permettraient à la personne d’entraîner le moins de tort possible. »

Ainsi, les chefs départementaux jouent actuellement un jeu d’atténuation des risques posés à la qualité de l’éducation FLS. 

Au nord de l’Ontario, soit la région où le taux de concentration de la population franco-ontarienne est le plus élevé, on a rapporté une lutte pour l’embauche des professeurs francophones non seulement dans les écoles francophones, mais également par les conseils scolaires anglophones qui sont eux aussi à la recherche de professeurs francophones « ou du moins ceux.lles. qui peuvent parler et enseigner en français » pour les programmes IF. Au sud, la situation est encore plus déplorable : les conseils scolaires ont commencé à mettre des annonces sur Facebook pour recruter des ami.e.s commun.e.s québécois.e.s. Le manque de personnel est un enjeu qui traverse la totalité de la province et les diminutions budgétaires d’éducation du gouvernement conservateur Doug Ford ne font qu’empirer la situation.

Le programme IF: un porte-voix aux tensions sociolinguistiques

« Avez-vous déjà considéré inscrire vos enfants à une école du conseil scolaire de langue française ? »

« Il y a beaucoup d’obstacles imposés par le conseil scolaire de langue française pour protéger l’identité franco-ontarienne, comme des entrevues qu’on exige pour s’assurer qu’il y ait au moins un parent dans la famille qui soit francophone. De plus, il y existe des sensibilités quant à l’identité francophone ici [au Sud de l’Ontario] et je préférerais rester à distance. »

Bien que la préservation de la langue française soit habituellement liée à l’identité québécoise, la crise d’assimilation linguistique est encore plus sévère dans les provinces canadiennes anglophones. Le nombre d’enfants ontariens admissibles aux écoles des conseils scolaires de langue française étant en baisse, ces conseils scolaires voient leur financement décroître. Par conséquent, les conseils scolaires arrivent à un « défi constitutionnel » : afin d’être suffisamment financés, on assiste à une sur-représentation des élèves anglophones dans la population écolière. Face à ces difficultés, les écoles de langue française faillissent à réaliser deux fonctions scolaires essentielles : de fournir aux communautés franco-ontariennes une formation de bonne qualité et d’agir en tant que sanctuaire de la langue française au milieu d’un monde autrement en anglais. Assurément, l’affaiblissement du conseil de langue française fait en sorte que les parents francophones  se méfient de ce système scolaire. 

 

Le financement des écoles publiques est fonction de la population écolière—quand la population décroît, l’argent suit. Illustration par Olivia Yu. 

Ainsi, j’avais toujours des ami.e.s francophones dans mes classes IF au primaire et au secondaire. Cependant, la plupart de ces enfants quittent le programme après un an et sont souvent destiné.e.s à une école de langue anglaise. Bref, le programme IF est équipé pour l’apprentissage du français comme langue seconde (d’ici : FLS) et non comme langue maternelle. 

Une conversation avec un ami qui est arrivé au Canada de la Nouvelle-Calédonie en 7e année. Il parle de son expérience en IF et les raisons qui l’ont poussé à quitter le programme. Partagée avec permission.

Enfin, la minorité franco-ontarienne est confrontée à l’assimilation quotidienne anglophone: plus l’identité franco-ontarienne se sent menacée, plus les systèmes scolaires deviennent exclusifs et la rupture entre les communautés franco- et anglo-ontariennes s’élargit. 

À cet égard, ce phénomène a des incidences sur le climat canadien bilingue. D’abord, de nombreuses manifestations à la suite de la déclaration polémique du gouvernement Ford annulant l’établissement d’une université ontarienne de langue française témoignaient d’une angoisse de l’effacement bilingue. Depuis lors, le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral ont annoncé une nouvelle initiative conjointe pour financer l’Université de l’Ontario français (UOF) à Toronto, ce qui représente une victoire importante pour la francophonie. Néanmoins, la localisation de l’université risque d’aggraver les effets de l’assimilation sur les locuteurs de la langue française. Les communautés francophones au nord de l’Ontario doivent présentement  composer avec une diminution inquiétante en population en raison des migrations d’emplois vers le sud et l’université francophone ne servira qu’à attirer les Franco-Ontariens encore plus jeunes. Par l’enchaînement des événements, on prévoit l’installation de nouvelles familles d’origine francophone dans le sud qui se sentent détachées à la langue française. Le cycle défectueux de la programmation scolaire de langue française se répercutera donc sur la prochaine génération. 

Certes, faire partie des 55 pays multilingues du monde est une fierté nationale au Canada et celle-ci est bien tenue au sein des programmes FLS. Cependant, la réalisation d’un système qui encourage la prospérité du bilinguisme est, pour l’instant, défaillante. En reconnaissant que la prolifération des langues dans les espaces canadiens est essentielle pour bâtir des « sociétés du savoir inclusives », ce qui contribue désormais à la communauté mondiale, il faudra réévaluer la manière dont on effectue l’enrichissement de la diversité linguistique. 

Illustration de couverture par Olivia Yu.