L’Étreinte du serpent et la destruction perpétuelle de l’Amazonie
Au détour d’un affluent de l’Amazone, un bateau s’approche. Deux hommes. Deux mondes. Theo von Martius, inspiré de l’ethnologue Theodor Koch-Grünberg, vient chercher au cœur de la forêt amazonienne un remède qui lui permettrait d’échapper à une mort certaine. Karamakate, natif de la région, possède les connaissances nécessaires à la recherche et à la préparation de la plante médicinale. La yakruna fascine autant qu’elle intrigue. 50 ans plus tard, Richard Evans Schultes, un botaniste américain, retourne sur ses traces. Karamakate, plus âgé, accompagne ainsi physiquement et spirituellement un nouvel explorateur dans un voyage initiatique au cœur de la forêt. Le film L’Étreinte du serpent, réalisé en 2015 par Ciro Guerra, s’articule autour de contrastes : contrastes de noir et blanc, de connaissances, de religions, d’intérêts.
Ce film montre qu’une même conjonction de facteurs politiques et économiques peut reproduire des conséquences similaires à différentes périodes historiques, donnant au temps un aspect circulaire. Étudier ces phénomènes passés permet de comprendre les évènements récents et d’anticiper leur développement. À l’heure où les médias font resurgir des problématiques environnementales et sociales en Amazonie, les thèmes abordés dans ce film sont plus pertinents que jamais.
Ce témoignage cinématographique de l’exploitation de l’Amazonie adopte le point de vue des populations locales, longtemps négligé. Il apporte de ce fait une perspective essentielle à l’analyse et à la résolution des problématiques environnementales, économiques et sociales de la région.
Une ressource économique : facteur persistant de la déforestation
La déforestation actuelle de l’Amazonie par les pouvoirs agro-industriels locaux et internationaux peut s’expliquer par des facteurs présents dès la fin du XIXe siècle, à la fois économiques et idéologiques.
L’Amazonie est riche en ressources naturelles. Sa flore, en particulier l’hévéa, était déjà convoitée au début du XXe siècle, lors du boom international du caoutchouc. Plusieurs scènes du film font référence à la convoitise des pouvoirs nationaux envers la région. Il est ainsi possible de distinguer des soldats colombiens venant prendre possession de terrains afin de sécuriser leur accès à ces ressources. De même, la mission du botaniste Schultes, venu cartographier les zones d’hévéas afin de sécuriser la production américaine de caoutchouc pendant la Seconde Guerre mondiale, témoigne de l’intérêt des États-Unis envers cette exploitation au milieu du XXe siècle.
De nos jours, l’intérêt économique porté à la forêt amazonienne réside en son potentiel de transformation en champs pour la culture de soja ou de légumineuses et pour l’élevage du bétail. Cette production est encore dans l’intérêt de puissances internationales étrangères. En particulier, la politique isolationniste de Donald Trump et la crise du coronavirus ont incité le Brésil à se tourner vers la Chine, gourmande en légumineuse et en viande bon marché pour nourrir une classe moyenne croissante. Ainsi, le projet de construction du Ferrogrão a pour ambition de faciliter les échanges entre le centre de l’Amazonie et la côte, afin d’accélérer l’exportation vers la puissance asiatique. Son tracé couperait du nord au sud le Mato Grosso, une région forestière, passant en bordure de deux réserves autochtones Kayapó, ce qui inquiète quant au développement de zones urbaines par les colons migrant vers ces régions. Ce projet permettrait d’augmenter le volume de transport de 40%, ce qui placerait le soja brésilien en compétitivité avec celui des États-Unis.
Des idéologies contraires et inégales : facteur persistant de la déforestation
L’exploitation de la forêt amazonienne est également le résultat de politiques et d’idéologies contraires. En effet, si l’Amazonie représente pour les pouvoirs locaux et étrangers une terre de ressources économiques dont l’exploitation est nécessaire pour « moderniser » le pays, elle est pour les populations locales un écosystème où l’homme, la faune et la flore sont interconnectés dans un réseau fragile et complexe. Karamakate, le protagoniste du film, met en relief cette idée par sa façon de communiquer avec les plantes et les animaux. L’exploitation d’une ressource doit donc être modérée afin de maintenir cet équilibre et son utilisation doit être faite dans le respect. Ce contraste dans l’interprétation de la nature et de la fonction de la forêt amazonienne continue encore aujourd’hui. L’État et les compagnies d’exploitation possèdent cependant des infrastructures hors de portée des populations locales, qui leur permettent de promouvoir leurs intérêts dans des proportions largement supérieures. Les médias, les publicités commerciales ou les projets de loi menés par le président brésilien en sont un exemple. Cette asymétrie de pouvoir a permis à l’État moderne de faire prédominer son interprétation, ce qui peut expliquer pourquoi son exploitation abusive persiste.
Des conséquences environnementales et culturelles
Cette exploitation a des conséquences immédiates et sur le long terme à la fois pour l’environnement et pour les populations locales. Certaines de ces conséquences sont représentées dans le film, notamment à travers la représentation, à plusieurs reprises, d’étendues de bois brûlé lors du voyage de Karamakate. Les incendies en Amazonie brésilienne récemment médiatisés soulignent la pertinence de ce film. Les événements passés évoqués se font écho par de nombreux parallèles cinématographiques et font plus que jamais raisonner les enjeux contemporains.
Au-delà de ses conséquences environnementales, l’exploitation excessive de la forêt détruit des modes de vie et menace la survie de populations dépendantes de ces territoires. Au début du film, Evans demande à Karamakate ce que représente la gigantesque fresque qu’il a peinte. Ce dernier répond : « Je ne me souviens plus ». Cette scène a un très fort impact. Karamakate est le dernier de son peuple, les autres ayant été décimés par la brutalité de la colonisation et de l’exploitation de l’Amazonie, ou assimilés. Il est donc le seul à pouvoir transmettre son savoir. L’extinction de son savoir comme conséquence de la colonisation et de l’exploitation économique représente donc un ethnocide. Les stratégies d’annihilation, d’encapsulation ou d’assimilation mises en place le long du XXe siècle afin de dominer les peuples autochtones ont largement participé à cet amenuisement culturel. Le peuple Kawahiva, sur le point de disparaître, en est un exemple contemporain. Son territoire se trouve envahi par l’arrivée de bûcherons depuis plusieurs années et les possibilités de fuite s’amincissent.
Rendre la parole aux populations locales
Ce film adopte le point de vue des populations autochtones, voire de la forêt elle-même, ce qui est original et novateur. Les longues séquences montrant le paysage ainsi que l’usage de plus de 7 langues montrent cette volonté de construire un récit provenant des cultures locales.
Il est nécessaire de continuer d’adopter ce point de vue afin d’acquérir une compréhension globale des enjeux de cette région. Ils sont internationaux mais aussi locaux. La voix des populations indigènes est dorénavant plus portante et leur cause bénéficie de plus de résonance, notamment grâce aux ONG ou à certains acteurs locaux, tels que Raoni. Ce guide du peuple Kayapó a contribué à la médiatisation des problématiques amazoniennes dès les années 1950, ce qui a engendré une première prise de conscience mondiale. Il a été indispensable dans la création de la Fondation Rainforest, qui a contribué à l’inauguration d’un parc national d’une superficie similaire à un tiers de la France. Ceci pourrait sur le long terme contribuer à rectifier l’asymétrie de pouvoir. Néanmoins, la personnalité de Bolsonaro et son aversion à tout dialogue bâillonnent ces communautés, qui tentent désormais de trouver une audience avec l’aide des médias d’opposition nationaux et internationaux. Il faut alors veiller à ce que cette voix ne soit pas ignorée lorsque son message s’oppose aux intérêts des gouvernements locaux et des pays occidentaux.
Ainsi, lorsqu’une conjonction de facteurs économiques, idéologiques et politiques se répète, il est possible d’en anticiper les conséquences. Cette circularité est représentée dans le film à travers les nombreux parallèles entre les deux histoires d’Evans et de Théo. Les causes et leurs conséquences sont interconnectées : la colonisation, la déforestation et les menaces pour la survie des populations et de leur mode de vie sont des facteurs qui s’alimentent mutuellement. Reprendre le point de vue des populations concernées permet d’avoir une analyse plus complète des enjeux. Il serait ainsi possible de rectifier la balance des pouvoirs et de construire une réalité autre que celle qui se répète depuis les siècles derniers. L’Étreinte du serpent nous montre comment l’art peut opérer un tel changement de perspective.
Film : L‘étreinte du serpent, réalisé par Ciro Guerra en 2015 et disponible sur Kanopy