L’Arctique à l’heure du réchauffement climatique : un nouvel eldorado ?
L’Arctique fascine par son climat glacial et l’idée, largement erronée, qu’elle est l’un des derniers territoires de la planète encore inexploré. La méconnaissance de cette région est d’abord liée à la confusion qui entoure sa définition géographique. Contrairement à l’Antarctique dans l’hémisphère opposé, l’Arctique n’est pas un continent mais une région, située à l’intérieur du cercle polaire arctique, qui comprend l’océan Arctique, ainsi que plusieurs pays riverains. En droit international, on considère la région Arctique comme comprenant les cinq États riverains de l’océan Arctique, c’est-à-dire la Norvège, le Danemark (de par le Groenland et les Îles Féroé), le Canada, les États-Unis et la Russie, ainsi que trois autres États non-riverains, à savoir l’Islande, la Finlande et la Suède. Pour les pays limitrophes et les grandes puissances mondiales, l’Arctique présente un intérêt géostratégique important : au cours de la guerre froide, elle est au centre d’un hypothétique conflit nucléaire entre les États-Unis et la Russie, où tous deux s’emploient à y construire des bases militaires avancées. Aujourd’hui, c’est le potentiel économique et commercial de l’Arctique qui attise les convoitises : en raison du réchauffement climatique, qui se manifeste par la fonte de la banquise, du permafrost, et le recul des glaciers, l’accès aux ressources de la région ainsi qu’aux routes maritimes traversant l’Arctique est facilité. Malgré tout, les ambitions économiques et commerciales se heurtent à la dure réalité du terrain : l’Arctique est un territoire inhospitalier, que l’Homme peine encore à maîtriser. Alors que le réchauffement climatique laissait présager une course internationale à l’appropriation des ressources en Arctique, au contraire, les nouveaux acteurs peinent à se faire une place de choix dans la région.
La promesse de nouvelles perspectives économiques et commerciales
L’impact du réchauffement climatique en Arctique génère des opportunités importantes pour les industries qui opèrent dans cette région. Le recul des glaciers et la fonte de la banquise et du permafrost ouvrent la porte à une utilisation accrue des routes maritimes saisonnières qui traversent l’Arctique. Le passage du Nord-Ouest, qui longe la côte nord-américaine, est déjà accessible aux navires durant la moitié de l’année. À son tour, le passage du Nord-Est, qui longe la côte russe et relie l’océan Atlantique à l’Océan pacifique, se libère progressivement des glaces, laissant présager son accès prolongé aux navires marchands durant l’année. Ces nouvelles routes maritimes rendent possible une réduction des distances, et donc du temps de transport : les baisses de coûts opérationnels engendrées, notamment en carburant, rendent ces passages maritimes hautement attractifs pour les armateurs. En 2018, le porte-conteneurs Venta, du géant maritime danois Maersk, est le premier navire de cette envergure à emprunter la route du Nord-Est avec une cargaison commerciale à son bord : il accomplit la traversée entre Vladivostok et Saint-Pétersbourg en seulement 35 jours, au lieu des 40 à 45 jours nécessaires en passant par le canal de Suez.
La fonte des glaces au pôle Nord permet également d’avoir accès plus longtemps et plus facilement aux ressources naturelles qui se trouvent en Arctique, notamment le pétrole et le gaz. Pour le moment, l’exploitation des hydrocarbures en Arctique se concentre surtout sur les installations « onshore » (sur terre) : en 2008, les presque 400 champs de pétrole et de gaz situés au nord du cercle polaire arctique comptaient déjà pour près de 10% des ressources conventionnelles connues dans le monde, soit environ 240 milliards de barils de pétrole et de gaz naturel en équivalent pétrole. Par exemple, le champ pétrolifère de Prudhoe Bay en Alaska produit environ 547 000 barils par jour, et assure 8% de la production totale des États-Unis. Récemment, un consortium d’entreprises russes, chinoises et françaises a entrepris la construction d’une station de production de gaz naturel liquéfié dans la péninsule de Yamal, dans l’optique d’exploiter les vastes ressources du champ gazier de Tambey-Sud. Avec le réchauffement climatique, ce sont potentiellement 90 milliards de barils de pétrole et 318 milliards de gaz en équivalent pétrole supplémentaires qui pourraient être produits en Arctique. L’annonce de ces chiffres par l’Institut d’études géologiques des États-Unis (UGS) en 2008 a provoqué un fort engouement pour l’Arctique et ses réserves en hydrocarbures, de nombreux médias présentant la région comme un nouvel eldorado.
Le mythe de l’eldorado arctique
Malgré toutes les promesses portées par l’Arctique, l’enthousiasme a pour le moment laissé place à la résignation pour les acteurs économiques présents dans la région. De fait, si le réchauffement climatique est une réalité, les opportunités de passages maritimes et d’accès aux ressources demeurent limitées. En rétrospective, l’utilisation des routes maritimes traversant l’Arctique se révèle plus coûteuse que prévu : la réduction annoncée des coûts de transport est à comparer aux coûts plus élevés nécessaires pour construire et équiper des navires résistant aux conditions climatiques de l’Arctique. De plus, la région de l’Arctique ne dispose pas d’infrastructures adaptées pour soutenir un trafic maritime important. On ne trouve quasiment aucun port en eau profonde ni d’escale de ravitaillement le long de la route du Nord-Ouest. La voie du Nord-Est est quant à elle un peu plus fréquentée, en raison de la volonté de Moscou d’en faire une route commerciale majeure. En ce qui concerne les potentielles réserves d’hydrocarbures présentes en Arctique, leur exploitation se révèle souvent trop délicate. Avec 84% des gisements non découverts qui sont « offshore », l’extraction du pétrole et du gaz nécessite des infrastructures très coûteuses, capables de résister aux conditions polaires. Prenant également en compte la baisse du prix du baril depuis 2010, les entreprises pétrolières favorisent des solutions moins onéreuses comme les gisements de pétrole de schiste. Enfin, le risque élevé de catastrophe environnementale décourage les sociétés du secteur de l’énergie à s’implanter dans l’Arctique. En 2015 par exemple, malgré plusieurs milliards de dollars investis, l’entreprise Shell a dû renoncer à son projet d’exploration pétrolière en raison des controverses suscitées par l’opération.
Quand bien même ces ressources seraient exploitables, leur découverte ne donnerait pas lieu à une « ruée vers l’or » en Arctique : en effet, leur appropriation est régie par le droit international, qui définit précisément la souveraineté des États sur les espaces maritimes et donc sur les ressources en Arctique. D’après la Convention des Nations Unies pour le Droit de la Mer (CNUDM) de 1982, dite Convention de Montego Bay, tout État possède les droits souverains d’exploration et d’exploitation des ressources naturelles se situant dans sa zone économique exclusive (ZEE), soit la zone qui s’étend jusqu’à 200 milles marins à partir des côtes (voir le schéma ci-dessus). À ce titre, les ZEEs des pays riverains de l’océan Arctique comprennent déjà environ 95% des ressources de l’océan. Dans ces conditions, il est difficile de parler de course à l’appropriation des ressources en Arctique, puisque celles-ci sont déjà appropriées en grande majorité. Seul le statut juridique des routes maritimes reste en suspens. Alors que l’Union européenne et les États-Unis considèrent les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest comme des détroits internationaux, ouverts au transit international, la Russie et le Canada revendiquent leur pleine souveraineté sur ces passages respectifs, qu’ils jugent faire partie de leurs eaux intérieures. Les deux nations ont l’avantage de disposer des deux flottes de brise-glaces les plus puissantes au monde, utiles pour patrouiller les passages ou escorter les navires marchands. De plus, en prévision d’une augmentation du trafic dans la voie du Nord-Est, la Russie a d’ores et déjà réhabilité d’anciennes bases militaires le long de la route maritime afin d’en garantir le contrôle.
Défis et coopération dans l’Arctique
À l’heure du réchauffement climatique, les rivalités entre pays riverains de l’Arctique existent. La Russie, et plus récemment le Canada, ont ainsi tous deux réclamé devant la Commission des limites du plateau continental un agrandissement de leur zone économique exclusive respective : en accord avec les principes stipulés par le CNUDM, les deux nations demandent une extension de leur plateau continental, qui leur permettrait d’obtenir des droits souverains sur un espace maritime allant jusqu’à 350 milles marins à partir des côtes (voir le schéma ci-dessus). Si les deux États obtiennent gain de cause, ils devront s’entendre pour se départager les fonds marins. Les négociations devront inclure le Danemark et les États-Unis, tous deux pouvant également prétendre à une extension de leur plateau continental.
Néanmoins, la coopération régionale semble être pour l’instant privilégiée en Arctique. Les États acteurs dans la région ont prouvé qu’ils pouvaient se mettre d’accord sur la démarcation des frontières maritimes communes, notamment au travers d’accords bilatéraux. En 2010, Russie et Norvège se sont entendus sur un tracé de leurs frontières communes en mer de Barents. Les États de l’Arctique mènent aussi des projets multilatéraux, notamment sur des questions environnementales. En 2018, les huit États de l’Arctique ainsi que le Japon, la Corée du Sud, la Chine et les pays membres de l’Union européenne ont signé un accord inédit qui interdit la pêche commerciale dans le Haut-Arctique jusqu’en 2034.
Le Conseil de l’Arctique incarne la volonté des États de la région d’instaurer une forme de gouvernance régionale : l’organisation intergouvernementale, créée en 1996, est composée des huit États de l’Arctique ainsi que d’un certain nombre d’États observateurs, dont la France, la Chine, le Japon et l’Allemagne. Par ailleurs, le Conseil inclut six associations autochtones de la région Arctique qui ont le statut de membres permanents. Le Conseil de l’Arctique n’a pas d’autorité réglementaire, mais il possède un mandat technique pour mettre en œuvre des mesures de protection de l’environnement et de développement durable. Concrètement, le Conseil vise à promouvoir la coopération, la coordination et l’interaction entre les gouvernements et les peuples de l’Arctique. À ce titre, il est aussi un forum utile qui met en relation les États et habitants de l’Arctique avec les gouvernements de grandes puissances extérieures qui souhaitent investir dans la région. C’est dans l’optique d’accéder à ce réseau de coopération très fermé que la Chine de Xi Jinping s’était portée candidate pour entrer dans le Conseil de l’Arctique en tant qu’État observateur. Depuis quelques années, Pékin investit massivement en Arctique dans le cadre du développement d’une « Route polaire de la soie. » Cependant, pour pouvoir profiter des ressources de l’Arctique, la Chine a dû nouer des partenariats commerciaux avec des pays de la région, notamment la Russie et l’Islande. Et c’est là un thème récurrent dans les dynamiques économiques qui animent l’Arctique : pour devenir acteurs de la région, les grandes multinationales et les États sont dépendants du bon vouloir des pays souverains.
Photo de couverture : Brise-glaces américains en Arctique. Photo sous licence pixabay.
Edité par Lucille Fradin