À la rencontre de l’American Dream
Les prénoms des personnes interviewées ont été modifiés.
Le 7 novembre, après presque 4 journées interminables marquées par un décompte fastidieux des voix, l’Amérique et le monde entier reprennent leur souffle. Le prochain mandat présidentiel sera assuré par un nouveau candidat, Joe Biden qui, pour la première fois de l’Histoire, sera secondé par une femme : Madame la vice-Présidente Kamala Harris.
C’est devant une foule dense et euphorique que celle-ci s’élance sur la scène, consciente d’une gloire qu’elle endosse avec confiance. Kamala Harris, première femme de couleur et fille d’immigrants à atteindre une telle position, rend compte de la grandeur qu’elle représente. La grandeur d’un rêve, d’un espoir, d’un pays qui semblait avoir tout perdu.
Habillée de blanc, elle apparait à l’écran telle une nouvelle page immaculée, marquant à la fois le début et la fin d’une histoire qui ne s’arrête jamais, celle du rêve américain, celle de l’American Dream.
Il est 20h30, et mes nouilles oubliées sur la table de la cuisine ont déjà refroidi depuis longtemps. Je suis cloué au canapé, les yeux rivés à l’écran et les paroles de la vice-présidente élue m’emportent déjà bien loin. Loin dans le pays des « possibilités », le pays qui, après 8 années, est devenu ma maison.
Expatrié depuis la naissance, je m’installe en 2012 à Houston, au Texas. Le Texas, c’est grand, c’est beau, et il y a beaucoup d’espace; il y en a pour tout le monde. Le Texas, 28e État des États-Unis, c’est cette terre de possibilités, qui accueille et qui offre le rêve à ceux qui le recherchent.
« Rêve avec ambition, dirige avec conviction ». Le discours de Kamala Harris résonne encore dans ma tête. Elle appelle au rêve et à rester fidèle à nos convictions, à l’unique identité qui nous définit en tant qu’individus. Kamala Harris représente la différence et la diversité et n’hésite pas à encourager Américains comme immigrants à poursuivre leurs rêves les plus fous. À la recherche de ce fameux American Dream, le parcours est unique à chacun et c’est cette individualité qu’elle met de l’avant.
L’expression American Dream est attribuée à l’écrivain James Truslow Adams qui, en 1931, dans son ouvrage The American Epic, étudie la notion du rêve comme étant des opportunités individuelles. Dans un pays qui mélange cultures et origines, chacun est libre de définir son propre American Dream en fonction de ce qu’il est et de ce qu’il peut accomplir.
Voilà une image qui reste pourtant très idéaliste de ce qu’est l’Amérique aujourd’hui. L’Amérique d’aujourd’hui, c’est celle d’un peuple qui se réinvente continuellement. Un peuple qui représente à la fois la diversité et la division. L’Amérique que je connais, c’est celle des poèmes qui ont rythmé mes dernières années lycéennes. Des sentiments de solitude exprimés par James Baldwin au désespoir de Rita Dove, en passant par la colère de Langston Hughes, l’Amérique que j’ai découverte n’a pourtant jamais été celle idéalisée par le American Dream.
Néanmoins, au dire de mes anciens professeurs d’anglais, la littérature est souvent le reflet atténué de la réalité. Pourtant, aussi banal que cela puisse paraître, il n’y a pas de plus réel que la réalité du terrain, celle qui prévaut dans les rues, chez chacun d’entre nous. Il me fallait alors chercher plus loin que mes cahiers de poésie, pourtant bien aimés, afin de comprendre ce qu’il en est de l’American Dream aujourd’hui, en 2020. J’ai décidé d’aller à sa rencontre.
Houston. À part la NASA, on n’y connaît généralement pas grand-chose. Au-delà de ses autoroutes interminables et de ses quelques gratte-ciels, Houston est une ville surprise. Différentes communautés des quatre coins du monde y coexistent; Afro-Américains, Hispaniques, Asiatiques, Arabes, Européens font de Houston une ville riche et cosmopolite.
C’est dans ce Houston multiculturel que je décide de rechercher l’American Dream; et j’ai fini par le rencontrer en personne. Ou même mieux; en deux personnes.
Première rencontre, l’université de Rice : Vera
Vera est née au Mexique, de l’autre côté de la frontière, mais habite au Texas depuis qu’elle a deux semaines. Ses parents s’y sont installés dans l’espoir de lui offrir un avenir meilleur, rempli d’opportunités nouvelles. Le Texas, c’est sa maison, elle ne l’a jamais quitté. Pas forcément par choix, mais plutôt par sécurité. Elle a grandi toute sa vie sans document, et ce n’est que quelques jours après l’élection, et après de longues années de paperasse, qu’elle m’annonce avoir enfin reçu la citoyenneté américaine. Je n’ose pas imaginer le combat qu’elle a mené pour en arriver là. En fait, elle a suivi un parcours similaire à celui de son père.
Le père de Vera a traversé le Rio Grande alors qu’il n’avait que 18 ans. D’État en État, il s’est retrouvé sur la Côte Est, où il a su monter son propre commerce. Venu avec rien, il est aujourd’hui propriétaire de sa propre maison et de terres où il a pu établir sa famille. Pour Vera, le parcours de son père, c’est l’exemple de l’American Dream que je recherche tant. C’est l’exemple d’un homme qui, poussé par le travail et la persévérance, parvient à réaliser son rêve : fonder une famille.
Vera, elle, n’a pas traversé le Rio Grande à 18 ans. Mais à l’écouter, c’est comme si elle le traversait tous les jours; elle appartient au Mexique comme au Texas, et s’identifie fièrement comme Mexicano-Américaine. Élève en première année à la prestigieuse université de Rice, elle étudie les sciences cognitives et la linguistique. Pourquoi la linguistique? Elle parle cinq langues, ayant toujours été passionnée par la découverte de nouvelles cultures. Fille de deux immigrants, Vera est la première de sa famille à suivre des études supérieures. Elle m’apprend qu’elle est ce qu’on appelle une « étudiante de première génération ». Elle m’en parle avec tellement de fierté; elle vit le rêve.
À propos de rêve, je lui demande quelles sont ses réactions suite à la réussite de Kamala Harris. Avec surprise, elle me fait part de son avis mitigé. Elle n’apprécie pas forcément sa politique, mais « au moins c’est une femme, c’est déjà ça, comme un premier pas », ajoute-t-elle. Ce qu’elle admire chez Kamala Harris ce n’est pas autant le personnage médiatisé qui avait captivé mon attention devant la télévision, mais c’est plutôt ce qu’elle représente. Kamala Harris affirme son identité et son héritage avec fierté, « et ça, ça me donne de la force, de ne jamais avoir honte de qui je suis, et d’assumer que oui, je suis une immigrante mexicaine ».
Le rêve pour Vera c’est d’avoir accès à l’éducation, mais aussi de pouvoir affirmer avec honneur son identité. Le rêve est « unique » à chaque individu. En ayant accès à l’éducation, Vera cherche à défier le stéréotype de la femme mexicaine, à qui, ici en Amérique, on refuse d’accorder l’émancipation et la réussite. Houston abrite le plus grand centre médical au monde; après ses études, Vera souhaiterait y travailler, et contribuer à une meilleure représentation de la population mexicaine dans le domaine. Elle se rappelle alors que, petite, elle rêvait d’entrer en école de médecine, mais que sans papiers, cela lui était impossible. Grandissant avec une porte déjà fermée, elle a compris que tout ne lui serait pas disponible en tant qu’immigrante, mais que d’autres rêves l’attendraient toujours ailleurs sur la route de l’American Dream qui, comme dans les poèmes, est jonchée d’obstacles, de peine et de souffrance. C’est une route sinueuse, où l’aventure n’attend pas et où l’adversité devient opportunité. Pour Vera, franchir les obstacles qui lui sont imposés, c’est devenir plus forte, plus apte. Cela la pousse à la créativité, à redoubler d’efforts pour satisfaire ses objectifs. Elle me fait savoir que comme Houston est une ville particulièrement peuplée d’immigrants qui forment différentes communautés, il est plus facile de surmonter les obstacles. « Lorsque je vois des gens comme moi, qui travaillent et souffrent pour les mêmes raisons, mais parviennent néanmoins à atteindre leurs objectifs, ça me motive à vouloir réussir encore plus! »
Cet esprit de communauté et de solidarité, unique à la ville de Houston, est pour Vera ce qui fait basculer le American Dream de l’imaginaire au réel. C’est une réalité différente de nos perceptions idéalisées, une réalité qui demande patience et persévérance. C’est par la difficulté que l’on parvient à réaliser nos ambitions. Malgré tout, le prix à payer en vaut le résultat.
Deuxième rencontre, l’arrêt de bus : Miss Laura
Loin du centre-ville et de l’université de Rice, je m’arrête près de chez moi, à mon ancien arrêt de bus. C’est à cet arrêt-là que les bus scolaires récupèrent et déposent les enfants. Il est presque 15 heures quand le premier bus de l’après-midi arrive; c’est le bus de Miss Laura.
Miss Laura a été la conductrice de mon bus durant ma première et dernière année à l’école primaire à Houston. Pleine d’énergie, toujours souriante – même derrière le masque – Miss Laura étale sa bonne humeur partout où elle conduit.
Originaire de Kansas City au Missouri, elle décide de s’installer à Houston sur un coup de tête. Houston, c’était pour elle un changement, un nouveau départ. Peu satisfaite de sa vie dans le Missouri, elle voyait Houston comme un terrain d’opportunités. « Il y a tellement de choses à faire, tellement de gens à rencontrer. »
Comme avec Vera, je lui demande son avis à propos de l’élection de Kamala Harris. À peine finis-je ma phrase qu’elle m’exprime sa joie et sa fierté , « une femme de couleur! » Elle est impressionnée par son parcours et la perçoit comme un exemple non seulement pour les jeunes immigrantes, mais aussi pour elle-même. Pour Miss Laura, Kamala Harris, c’est l’American Dream. Les États-Unis, c’est la « terre de la Liberté », il y a des opportunités pour tous ceux qui acceptent de travailler dur pour y accéder. L’Amérique est comme une « deuxième chance à la vie » pour ceux qui se retrouvent abandonnés et sans espoir. Non seulement le pays offre des opportunités mais il permet aussi de se « découvrir soi-même ». C’est en traversant des épreuves difficiles que l’on atteint ses rêves les plus fous. Il y a un vieux dicton qui dit : « Tu dois passer par quelque chose afin de devenir quelque chose », me fait remarquer Miss Laura.
Pour la conductrice de bus, vivre le rêve américain, c’est vivre dans la difficulté pour connaître la réussite et la satisfaction de soi. C’est un voyage qui prend place au plus profond de notre âme, par lequel nous découvrons qui nous sommes vraiment. C’est ce que je perçois chez Miss Laura, qui donne l’impression de s’être réinventée depuis son arrivée à Houston. Elle n’a jamais su quoi faire de sa vie, mais la voilà qui est la plus heureuse sur la route. Guidée par l’American Dream, elle a compris ce qu’elle voulait être; une femme bienveillante et attentionée, qui devient comme une deuxième maman pour les enfants qu’elle accompagne tous les jours à l’école.
Rêves rencontrés
L’Amérique des poèmes, ce sont les souffrances et les peines de l’American Dream. Mais, bien que le rêve soit difficile à atteindre, il nous attend, d’une manière ou d’une autre. Les rêves que j’ai rencontrés, ce ne sont pas ceux de femmes qui sont devenues vice-Présidentes. Les rêves que j’ai rencontrés, ce sont ceux de femmes qui, encore aujourd’hui, malgré les épreuves qu’elles endurent et qu’elles ont endurées, ont compris que l’American Dream est plus qu’un objectif à atteindre, c’est une vie à accomplir.
Édité par Driss Zeghari.
Photo de couverture: centre ville de Houston, photographie par l’auteur.