L’Europe du Nord ou le règne des femmes en politique
Le 26 janvier 2021, l’Estonie est devenue le premier pays au monde à être dirigé par deux femmes : Kersti Kaljulaid, présidente, et Kaja Kallas, première ministre. Cette avancée s’inscrit dans une tendance propre à l’Europe du Nord, région qui contraste grandement avec le reste de l’Europe et le monde entier. En effet, six pays nordiques sur huit sont dirigés par des femmes. Pourtant, seuls 22 pays dans le monde ont une femme à leur tête. Le reste de l’Europe compte peu de femmes dirigeantes : l’Allemande Angela Merkel, la Grecque Ekateríni Sakellaropoúlou et la Slovaque Zuzana Čaputová font figure d’exception. Puis, nombreux sont les pays européens à n’avoir jamais connu de femmes à la tête du pays ou du gouvernement, comme l’Italie, l’Autriche ou Chypre. Cette disparité saisissante suscite une interrogation sur les particularités de l’Europe du Nord qui en font un modèle unique d’accession des femmes aux hautes sphères du pouvoir, l’opposant résolument au reste de l’Europe.
L’équité entre les genres : entre culture et tradition
La représentation des femmes en politique et leur accession à des postes clés s’expliquent en partie par une acquisition du droit de vote des femmes bien avant la plupart des autres pays. Les pays nordiques sont parmi les premiers à avoir accordé aux femmes le plein droit de vote : la Finlande en 1906, la Norvège en 1913, l’Islande et le Danemark en 1915, l’Estonie en 1918. Ces pays ont connu une forte mobilisation des organisations et des associations féminines dès le XIXe siècle. Par ailleurs, en 1907, la Finlande est également devenue le premier pays au monde à autoriser les femmes à se porter candidates aux élections. Cet héritage de participation des femmes à la vie politique a facilité l’accession des femmes à des postes stratégiques et à accroître leur présence au sein du paysage politique. En revanche, les autres pays d’Europe ont généralement accordé le droit de vote aux femmes plus tard. La Suisse et le Liechtenstein comptent parmi les derniers pays d’Europe à avoir accordé le droit de vote aux femmes, respectivement en 1971 et 1984. Cette thèse est également soutenue par l’exemple de la Nouvelle-Zélande, premier pays à avoir accordé le droit de vote aux femmes en 1893. Selon le Global Gender Gap Report publié par le Forum économique mondial en 2020, la Nouvelle-Zélande est le sixième pays le plus égalitaire au monde. Actuellement, le pays est gouverné par une femme.
Une approche unique
L’égalitarisme de l’Europe du Nord s’explique également par les politiques ambitieuses et uniques d’égalité entre les sexes mises en place par les pays nordiques, et plus particulièrement par leurs politiques familiales. Encore une fois, ces mesures ont été instaurées bien avant les autres pays. Les marchés du travail d’Europe du Nord sont donc aujourd’hui parmi les plus égalitaires de l’OCDE. Ainsi, l’accession des femmes aux hautes sphères de la politique est en parti due à la démocratisation de la place des femmes dans la vie active par le biais de mesures en faveur de l’égalité entre les sexes.
Par exemple, la Suède a été le premier pays au monde à instaurer le congé de paternité et sa politique de congés parentaux fait figure de modèle. En Suède, « chaque parent dispose de 480 jours par enfant à répartir entre les parents, sous réserve de 90 jours qui ne sont pas transférables d’un parent à l’autre. » Cette initiative contraste avec les 4 mois de congés parentaux garantis par l’Union européenne. Par ailleurs, la Finlande autorise 9 semaines de congé de paternité, contre moins de 10 jours pour la moitié des pays européens et seulement 2 jours pour la Grèce. La recette miracle de l’Europe du Nord concilierait donc vie familiale et professionnelle afin de réduire les inégalités au travail, dans la vie publique et dans l’éducation. Ces résolutions permettent un taux élevé de participation des femmes des pays scandinaves sur le marché du travail.
Les disparités avec l’Europe du Sud sont remarquables. En 2016, en Islande et en Suède, près de 83% et de 75% des femmes faisaient respectivement partie de la population active, contre 60% des femmes en France et 50% en Italie. En mettant l’accent sur les mesures concernant les congés parentaux et la garde d’enfants, les pays nordiques ont pu réduire l’écart entre les sexes sur le marché du travail et ainsi accentuer la présence des femmes à des postes à responsabilité. En effet, avoir des enfants a souvent tendance à amplifier les inégalité entre les sexes. Une étude menée par la Banque Royale du Canada montre que les femmes voient leur salaire diminuer significativement après la naissance d’un enfant alors que les hommes voient le leur augmenter. Les femmes sont également moins présentes sur le marché du travail après avoir eu un enfant : en Europe en 2016, 38,9% des mères travaillaient à temps partiel, contre 5,8% des pères.
L’égalité des sexes : un objectif presque atteint
Ces mesures ont grandement contribué à soutenir l’égalité des sexes à la maison, au travail et en politique et ont ainsi façonné les mentalités. Selon le Global Gender Gap Report de 2020, l’Islande détient pour la onzième année consécutive le titre du pays le plus égalitaire entre les sexes, talonnée par la Norvège (2e), la Finlande (3e) et la Suède (4e). L’Europe du Nord a vu grandir une génération accoutumée à l’égalité des sexes dans la vie active comme en politique, la percevant comme une réalité plutôt qu’un idéal à atteindre. Les hommes des pays scandinaves sont plus en faveur de l’égalité entre les sexes que les autres. En Finlande, pays gouverné douze ans par une femme, il est raconté que certains enfants se seraient demandés si un homme pouvait devenir président! Une simple anecdote, certes, mais révélatrice d’une réalité bien distincte du reste de l’Europe, où la question inverse pourrait être posée. Les politiques et les mesures instaurées en faveur de l’égalité homme-femme et la mobilisation ancienne des pays nordiques dans ce domaine ont permis d’accroître la participation des femmes à la vie active, à leur conférer autant de droits qu’aux hommes, à annihiler certains stéréotypes de genre.
En mettant sur un pied d’égalité les hommes et les femmes dans de nombreux pans de la société, la participation des femmes en politique et leur accession à des postes clés n’a été que la conséquence d’un travail acharné d’appropriation de nouvelles normes culturelles. Plus de femmes sur le marché du travail signifie plus de femmes entrepreneures, PDG, avocates, consultantes, pilotes et … politiciennes. L’accession des femmes au pouvoir en Europe du Nord ne résulte pas tant d’une volonté obstinée à les voir obtenir ces postes mais s’inscrit plutôt dans la prolongation d’un chemin vers l’égalité entre les sexes où la politique est un enjeu parmi tant d’autres et non pas une fin en soit.
Cependant, l’égalité entre les sexes n’est pas parfaite en Europe du Nord. Bien que certaines sphères, telle la politique, aient réussi à surmonter les stéréotypes, le chemin reste long et pavé d’embuches. En effet, Amnesty International a mis en lumière un paradoxe saisissant concernant la Suède, le Danemark, la Finlande et la Norvège. Chefs de file en matière d’égalité des sexes, ces pays affichent cependant des taux de viols élevés et des systèmes judiciaires défaillants en la matière. L’égalité en Europe du Nord, grandement magnifiée et exaltée, doit donc être nuancée et tempérée.
Bien que des progrès soient encore à entreprendre, notamment en matière de stéréotypes et de normes de genres, l’écart entre les sexes tend à se résorber en Europe du Nord. Ces évolutions ont une incidence considérable sur les conditions socio-économiques des pays. Une économie plus prospère, des habitants plus heureux et confiants, et une société inclusive sont tant de bienfaits que procure l’égalité entre les sexes. Cependant, il reste difficile à déterminer si cette progression fulgurante de l’Europe du Nord en matière d’égalité des sexes entraînera dans son sillage le reste du monde, ou si le fossé séparant l’Europe du Nord des autres régions du globe ne fera que se creuser davantage. Bien que l’écart entre les hommes et les femmes en politique n’ait cessé de diminuer, selon le Global Gender Gap Report, il faudrait encore près d’un siècle pour réduire à néant l’écart entre les sexes en politique dans le monde.
Photo de couverture : Finlande, les femmes au pouvoir : Li Andersson, ancienne ministre de l’Éducation, Katri Kulmuni, ancienne ministre des Finances, Sanna Marin, première ministre, et Maria Ohisalo, ministre de l’Intérieur. Photo de FinnishGovernment, sous licence CC BY 2.0.
Édité par Maria Laura Chobadindegui.