L’Épopée du Canal de Suez
« Un jour, on était arrivé à une ville appelée Port-Saïd. Tous les pavillons d’Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un air de Babel en fête, et des sables miroitants l’entouraient comme une mer. […] Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes à vapeur, tous ces navires s’engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l’infini de ces sables. »
Des pharaons à Maersk…
Quelque 2000 ans avant notre ère, Sésostris III pharaon de légende, est le premier à ordonner la création d’un système de canaux reliant la mer Rouge à la mer Méditerranée en passant par le delta du Nil. Un projet pharaonique qui n’a cessé de rallier à sa cause de nombreux souverains égyptiens tels que Nékao II, le grand Darius, Ptolémée II Philadelphe, Trajan, soucieux de faciliter le commerce en créant une nouvelle voie de communication. Une volonté qui ne s’est pas consumée au fil des siècles, subjuguant les plus grands. « Pendant près de 26 siècles ce canal a été utilisé, modifié, détruit, reconstruit, avant que les hommes ne veuillent plus s’épuiser à le désensabler. »
Au VIIIe siècle, le canal est détruit par le calife Al-Mansur, qui souhaite se prémunir des attaques extérieures. Néanmoins, l’histoire se poursuit au XVIe siècle lorsque la cité des Doges, s’efforçant de concurrencer Vasco de Gama, propose la construction d’un canal reliant la mer Méditerranée à la mer Rouge; mais Venise est éconduite et son ambition ne verra pas le jour. En 1798, c’est au tour de Bonaparte d’essuyer un refus. En 1854, Ferdinand de Lesseps, Français et diplomate visionnaire, parvient à convaincre le vice-roi d’Égypte, Saïd Pacha, de se lancer dans ce chantier titanesque aux multiples difficultés. En effet, dans le percement de l’isthme de Suez entre 1859 et 1869, des dizaines de milliers de fellahs ont trouvé la mort à la tâche, infectés du choléra. Les travaux du canal ne verront que plus tard l’avènement de la mécanisation.
Le 17 novembre 1869, le canal est inauguré avec faste devant les yeux ébahis des plus grands dirigeants de l’époque tels que l’impératrice Eugénie et l’émir Abdel Kader. Sur la demande du khédive Ismaïl Pacha, c’est au son des trompettes d’Aïda, composé expressément pour l’occasion, que le canal aurait dû être inauguré. L’opéra ne fut pas prêt à temps, ce qui n’a pas empêché le canal de révolutionner le commerce mondial. Pour les navigateurs, c’est un gain de temps considérable, pour les compagnies, un gain économique incomparable et pour l’Égypte, c’est un grand pas vers la modernité.
Un poumon économique
Le canal de Suez a permis le passage de près de 19 000 navires en 2020, ce qui équivaut à 12% du fret maritime mondial et plus d’un milliard de tonnes de marchandises transportées. Pour l’Égypte, c’est un atout économique sans pareil et l’obstruction du canal par l’Ever Given, un porte-conteneurs japonais, le 23 mars dernier, a démontré à quel point le canal de Suez constituait un enjeu économique majeur. En effet, le canal est un outil de développement économique non seulement pour l’Égypte, mais aussi pour la communauté internationale. Le canal est vital pour les chaînes d’approvisionnement et c’est également l’un des principaux choke-point pour le transport de marchandises et de matières premières de l’Orient à l’Occident. Selon la Lloyd’s List, la valeur quotidienne des conteneurs transitant par le canal est de 9,5 milliards de dollars. L’incident de l’Ever Given a entraîné des pertes considérables pour les entreprises, les compagnies d’assurance et l’Autorité du canal de Suez, et a fait bondir les prix mondiaux du pétrole brut de plus de 6%. Selon Lars Jensen, analyste chez Sea Intelligence, l’Ever Given pourrait « affecter l’approvisionnement de pratiquement tout ce que vous voyez dans les magasins.»
Le canal de Suez est également le poumon économique de l’Égypte; les redevances du canal constituent l’une des quatre rentes du pays. Et l’Égypte l’a bien compris. Véritable pilier de l’économie égyptienne, le président al-Sissi a souhaité exploiter le potentiel du canal et en 2014, le pays s’est lancé dans des travaux d’extension d’une envergure phénoménale afin de doubler la capacité de passage du canal et, par la même occasion, tripler ses revenus. En 2018, le canal rapportait cinq milliards de dollars contre 13 milliards attendus en 2023. Baptisé le « Nouveau Canal de Suez » et élargi sur 35 km, le canal peut désormais se targuer de permettre, d’ici 2023, le passage de 97 navires par jour contre 49 en 2015, gardant ainsi son avance sur son rival, le canal de Panama. Souhaitant insuffler un vent de modernité, le gouvernement a créé une vaste zone économique industrielle et mise sur le développement de la croissance économique de l’Afrique de l’Est afin de dynamiser la région. L’Égypte escompte l’instauration d’un cercle vertueux : « un canal de Suez plus attractif, lui-même facteur de croissance d’une zone économique, permettrait à l’Égypte de garder son rang dans le commerce maritime et sur la scène régionale. » Un dynamisme qui entraînerait une augmentation des emplois, un regain d’activités dans la région, une hausse du PIB, etc. Toutefois, bien que d’abord perçu comme un pari économique, des motivations politiques se cachent derrière les 193 km du canal. Certes, les investissements entrepris par le maréchal al-Sissi ont pour but de faire rayonner l’Égypte, mais relancer l’économie permet également au gouvernement d’asseoir la popularité de son régime militaire et de fédérer la population.
Un grand éclat de rire politique
La vie autour du canal de Suez est rythmée par les conflits. Tout partit d’un grand éclat de rire. Les Égyptiens ayant vendu leurs parts aux Britanniques en 1875, le canal de Suez ne leur appartenait plus. En 1956, Nasser partit d’un fou rire hystérique et déclama « Nous reprendrons tous nos droits, car tous ces fonds sont les nôtres, et ce canal est la propriété de l’Égypte. La Compagnie est une société anonyme égyptienne, et le canal a été creusé par 120 000 Égyptiens, qui ont trouvé la mort durant l’exécution des travaux. » En nationalisant le canal, Nasser rend à l’Égypte sa superbe et fait du canal un symbole du peuple égyptien que ce dernier acclame avec liesse. Toutefois, la nationalisation du canal donna lieu à la célèbre « Crise du canal de Suez » qui engendra la colère de la France, du Royaume-Uni et d’Israël. Les trois nations firent front commun face à l’Égypte pour défendre leurs intérêts économiques avant de battre en retraite sous la contrainte des États-Unis et de l’URSS qui réprouvent leurs agissements. S’ensuivront les guerres avec Israël de 1967 et 1973. Depuis, les tensions se sont apaisées et une entente diplomatique lie les deux pays. Selon Eric Rouleau, ancien diplomate français « seule la Grande-Bretagne ne s’est pas remise du choc de Suez. Ses relations demeurent tendues avec l’Égypte et plusieurs autres pays arabes ».
Par ailleurs, l’obstruction du canal de Suez survenue en mars 2021, a permis à al-Sissi de légitimer son statut de sauveur du peuple égyptien. L’importance du canal au sein de l’économie égyptienne en fait une zone névralgique. Pour les Égyptiens, il est l’incarnation de la modernité et de la mondialisation. Les mots de Paul Tourret, directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime, mettent en exergue ce constat : « Il y aura forcément une propagande d’État par l’Égypte du maréchal Sissi pour tirer avantage du règlement de l’incident dans le Canal de Suez, ce verrou du monde, sa gloire. » Dès le renflouement de l’Ever Given, le quotidien égyptien Al-Watan a salué l’intervention du président égyptien et titre « Al-Sissi a été la clé du succès ». Ainsi, le canal de Suez est le symbole et l’affirmation de la place de l’Égypte au cœur de la mondialisation. Le contrôler et l’employer à des fins politiques est devenu l’apanage des dirigeants égyptiens.
Le Talon d’Achille de la mondialisation
« Le rôle de verrou stratégique que joue le canal de Suez pour les clients comme pour les expéditeurs fait que tous ont intérêt à la stabilité politique de l’Égypte et donc à sa réussite économique. » Cependant, de par son étroitesse et le processus de transit lui-même – temps d’attente au mouillage, vitesse lente – le canal est particulièrement vulnérable aux attaques terroristes qui sévissent dans la région du Sinaï. Par ailleurs, sa localisation le place au cœur de conflits internationaux. Lors de la guerre des Six Jours avec Israël en 1967, le canal est devenu une frontière militaire matérialisée par la ligne Bar-Lev et a été fermé pendant huit ans. De par sa proximité géographique, la crise qui frappe le Yémen menace également le transit du canal. Le canal étant le garant de la stabilité régionale et de la sécurité de l’Égypte, le gouvernement a investi massivement dans la surveillance par l’armée égyptienne du canal sur la terre comme dans les airs.
Canal à l’histoire épique et conçu dans un simple objectif économique, le canal de Suez s’est peu à peu imposé en une voie d’eau incontournable économiquement, politiquement et militairement. Zone sensible et pourtant inévitable pour la communauté internationale, les derniers événements interrogent sur la mondialisation, le canal de Suez et son futur. La géographe Jacqueline Beaujeu-Garnier affirmait : « Panama, comme Suez, œuvres humaines, n’ont pas fini de susciter les travaux et les rivalités des hommes ».
Photo de couverture : Le Canal de Suez vu du ciel. Photo d’un astronaute de la NASA dans le domaine public.
Edité par Apolline Bousquet.