« Quelque chose a changé » : témoignages de détenus anti-Poutine, incarnation d’un nouveau souffle pour la société civile russe (Partie 1/2)
Ils sont jeunes. Ils sont russes. Ils s’appellent Alika, Dmitryi, Denis, Gabelaya, Konstantin, Olga et Rinat. Ils sont révoltés par la situation sociale et politique, par la répression, et par le manque de perspective d’avenir en Russie. Ils sont davantage des citoyens préoccupés que des activistes radicaux. En janvier 2021, ils ont été arrêtés et emprisonnés pendant des dizaines de jours. Voici leurs témoignages. (Partie 1/2)
NB : Toutes les citations sont des traductions libres de l’auteur. Par souci d’anonymat, le nom de famille des personnes interrogées n’est pas précisé.
Plus anti-Poutine que pro-Navalny
« J’ai ressenti de l’excitation — c’était mon premier piquetage. »
Denis n’en est pas à son premier rassemblement militant : ce vendeur russe participe à des évènements de ce genre depuis 2011. « L’idée de me tenir avec ma propre pancarte devant un bâtiment de Petrovka [NDLR : une rue du centre-ville de Moscou] me rendait tout de même un peu nerveux », raconte-t-il.
Rinat, lui, était aussi fébrile qu’impatient à l’idée de participer à la manifestation et ce malgré les piques de certains de ses proches. « Des gens m’écrivaient “pourquoi es-tu sorti là-bas?”, “de toute façon vous n’allez rien changer”, “n’as-tu rien d’autre à faire?”… » explique le jeune homme.
Tout comme une dizaine de milliers d’autres Russes, Denis et Rinat ont participé à l’une des très nombreuses manifestations organisées à travers le pays à la fin du mois de janvier. « Il s’agissait de personnes très différentes : allant de députés municipaux, de professeurs d’université, jusqu’à des militants environnementaux et des citoyens préoccupés » se rappelle Denis.
Ces manifestations sont le reflet du climat actuel tendu qui règne dans le pays. Dans la ligne de mire des autorités russes depuis maintenant plus de deux décennies, l’ancien candidat à la mairie de Moscou et premier opposant politique de Poutine, Alexeï Navalny, a été empoisonné au novitchok en août 2020. Ultra-médiatisée, son hospitalisation a contribué à une véritable escalade des tensions en Russie. Le 17 janvier 2021, revenant d’Allemagne où il se faisait soigner, Navalny se fait arrêter à Moscou pour « violation du contrôle judiciaire » – en lien avec des accusations auxquelles il faisait face ultérieurement – créant un tollé sans précédent.
Des citoyens jusqu’ici désintéressés se mettent alors à descendre dans la rue afin de condamner l’attitude de Poutine face à Alexeï Navalny, mais aussi afin de s’opposer de manière générale au gouvernement et à ses politiques répressives en matière de liberté et de droits de la personne.
Pour les personnes interrogées, l’appellation « pro-Navalny », souvent attribuée aux manifestants, s’avère inexacte. Bien que condamnant l’injustice dont fait l’objet le premier opposant politique de Poutine, la majorité des manifestants ne soutiennent pas forcément son combat et se définissent davantage comme « anti-Poutine ». « La police aime penser que nous sommes tous [pro-Navalny], mais, peu importe ce que l’on pense d’Alexey, ce qui lui est arrivé est une injustice flagrante et inacceptable.» explique Alika.
Comme le précise Dmitryi, un jeune russe « fatigué du caractère arbitraire de la justice » dans son pays, la sentence de Navalny a été « la goutte de trop. » C’est ce que pense également Alika, qui ajoute que la pandémie a temporairement contenu une colère qui était déjà présente depuis de nombreux mois. « Ces manifestations étaient, d’une manière, reliées à tous les maux actuels de la société russe : la répression, l’injustice, la violation régulière des droits humains, les personnes puissantes qui possèdent une richesse phénoménale malgré les grandes difficultés économiques auxquelles se confronte le reste de la population, les mensonges et l’hypocrisie, et plein d’autres choses encore » résume-t-elle. Cette indignation semble de plus en plus exacerbée au sein de la société russe. « En Russie, on ne peut pas exprimer une opinion, nous n’avons pas de tribunaux équitables, pas d’élections équitables, le peuple s’appauvrit. La Douma [NDLR : parlement russe] est dominée par un parti pro-pouvoir et deux de ses partis indépendants décoratifs qui lui sont affiliés, donc toutes les lois sont votées à l’unanimité ou avec seulement deux ou trois abstentions », renchérit Denis.
Des arrestations massives
Le jour de son arrestation, Alika scandait des slogans comme « Un pour tous, et tous pour un » et « Tant que nous sommes ensemble, nous ne serons pas vaincus. » La marche pacifique était encouragée par des klaxons de voitures. « Nous étions heureux et partagions un sens de l’unité » se remémore-t-elle. « La majorité des personnes insistait sur le fait que ces manifestations devaient être pacifiques et qu’aucun dommage ne devait être causé aux personnes ou aux bâtiments alentours. Nous voulions montrer que la police est la seule source de violence dans les rues », ajoute-t-elle. La police aurait en effet attendu la fin de la manifestation pour tendre « une embuscade » et arrêter les personnes présentes, dont Alika.
« Il n’est pas très facile de crier “la Russie sera libre”, quand on vous traîne avec les bras tordus et que votre tête est à la hauteur de vos genoux » confie Denis. Ce dernier aurait à peine eu le temps de déplier sa pancarte que de « grands gaillards » – les autorités russes – l’auraient arrêté et emmené dans un camion.
Selon Olga, si certaines personnes ont été arrêtées pour avoir participé à une manifestation ou avoir brandi une affiche, la majorité aurait été arrêtée « simplement parce qu’[elle] se trouvai[t] à cet endroit à ce moment-là. »
Ceci aurait été le cas de Konstantin. Celui-ci n’a même pas pu rejoindre le rassemblement auquel il devait assister ce jour-là, faute de s’être fait arrêter par la police. Après que les autorités aient fermé sept stations de métros, Konstantin traversait un parc et tentait de se frayer un chemin à travers les barricades installées. C’est ainsi qu’il se serait « littéralement fait arrêter pour avoir marché dans le parc. »
« J’étais troublé parce que je pensais que la police ne pouvait pas arrêter des personnes innocentes. Apparemment, j’avais tort : ils ont capturé la totalité des personnes présentes dans ce parc, mais aussi celles qui sortaient du métro et d’autres personnes qui étaient dans le McDonald’s et les autres commerces. » confie Konstantin. L’arrestation de Konstantin a d’ailleurs été filmée :
Gabelaya a vécu une expérience similaire. Ce dernier se serait rendu avec un ami au centre-ville à Sukharevskaya, à 30 minutes de marche de la Place rouge, dans le seul but de voir ce qu’il s’y passait. Constatant qu’il y avait davantage de journalistes et de policiers que de manifestants, Gabelaya dit avoir vite compris ce qu’il allait lui arriver. Quelques minutes après avoir assisté à une arrestation musclée, lui et son ami furent interpellés. Gabelaya se souvient de certains agents « gentils et courtois » qui auraient pris la peine de lui indiquer poliment dans quel camion de police il devait se rendre.
L’Associated Press (AP) a recensé plus de 11 000 arrestations durant les deux semaines d’intenses manifestations fin janvier 2021, et à la suite desquelles plus de 5 100 personnes ont été finalement détenues. Selon de nombreux médias étrangers, cette lourde répression du Kremlin a révélé une certaine crainte, voire une certaine vulnérabilité, sans toutefois signifier que le régime du président Poutine était proche d’une fin.
La première détention
Si une arrestation et une détention apportent leur lot de stress, le transport en groupe dans des bus policiers n’est pas un mauvais souvenir aux yeux de certains. « Il est toujours très agréable de communiquer avec les autres personnes transportées. J’étais d’excellente humeur. » explique ainsi Denis. « À bord du camion et tout au long de l’arrestation, je n’ai pas ressenti d’émotions négatives, j’ai plutôt été amusé par toute la situation et j’ai apprécié l’absurdité qui régnait autour de moi » renchérit Dmitryi.
La suite des choses fut toutefois moins plaisante. Une fois rendus au poste de police local, les détenus auraient été gardés jusqu’à 15 heures, dans le cas de Konstantin, sans nourriture, sans boisson, et sans téléphone cellulaire. Les détenus pouvaient uniquement se rendre aux toilettes escortés par un policier.
En termes de nourriture, l’expérience d’Olga fut légèrement différente puisqu’elle a bénéficié d’un maigre « repas sec de l’été 2019 », composé de viande en conserve et de biscuits secs. À cela s’est ajouté un sachet de thé, sans eau bouillante. « Le thé était offert à la mastication » explique Olga, en précisant que tout ce qui n’avait pas été mangé était emporté une demi-heure plus tard.
Le malaise et l’indignation des détenus dépassaient la faim. C’est l’attitude générale des autorités russes qui semble être pointée du doigt. « Après avoir récolté illégalement nos empreintes digitales, nos photos et vidéos, ils nous ont demandé de signer un papier nous forçant à paraître en cour. Ils nous ont menacés de nous y amener de force. Ils nous ont ensuite laissé partir durant la nuit à quatre heures du matin, alors que le métro était fermé, et que la température dehors était très basse » affirme Konstantin.
«Mes épaules commençaient à geler et, après 3 heures de sommeil sur une table, je n’avais qu’une pensée que je me suis répété sans cesse : “Ça va passer. Ça va passer. Ça va passer” » se rappelle Dmitryi.
Photo de couverture: Konstantin et d’autres manifestants dans un bus de police – Courtoisie de Konstantin Mezentsev sous la licence BY-ND 4.0
Édité par Anja Helliot