Les États-Unis de retour : fausse bonne nouvelle ?
« L’Amérique est de retour » proclamait fièrement Joe Biden lors d’une allocution en février dernier, marquant ainsi la fin de l’ère Trump qui a fait trembler la diplomatie internationale pendant près de quatre ans. Remplie de promesses et d’espoir, une grande partie de la campagne du démocrate reposait sur cette idée « d’arc-en-ciel après la tempête », et elle a d’ailleurs porté ses fruits, puisque Biden est devenu le candidat américain avec le plus grand nombre de votes de l’histoire électorale américaine. Au delà des États-Unis, le monde entier attendait beaucoup de son arrivée à la Maison-Blanche mais, la déception s’est très vite fait ressentir du côté de ses alliés et de son propre peuple, qui en viennent désormais à se demander si Biden est si différent de son prédécesseur. Loin de ses engagements modernes et progressistes, certaines de ses mesures s’inscrivent de fait dans la continuité des violations de libertés civiles et de droits constitutionnels ayant marqué le mandat de Donald Trump.
Il semblerait donc que le vrai problème ne soit pas l’occupant de la Maison-Blanche, mais bien les outils à sa disposition, et le pays divisé continuera de s’éloigner de l’idéal démocratique tant que de réelles modifications ne seront pas apportées au système politique.
Longtemps considéré comme l’objectif à atteindre pour beaucoup de pays en voie de développement, il semblerait que le système politique américain ait perdu de son prestige, comme le démontre le classement des pays selon leur indice de démocratie publié chaque année par The Economist. Calculée à partir de cinq types de données telles que le processus électoral, le pluralisme, la participation politique et les libertés civiles, cette classification nous permet d’observer qu’entre 2015 et 2020, l’indice de démocratie aux États-Unis n’a fait que diminuer, passant de 8,05 à 7,92 et plaçant le pays à la 25ème place du classement, derrière le Chili et l’Uruguay.
Bien que la pandémie ait entraîné un recul global de la démocratie sans précédent en 2020, un meilleur score de la part de la première puissance mondiale – qui propose régulièrement d’exporter son modèle politique vers le reste du monde – était toutefois attendu. Même avec un taux de participation record aux dernières élections présidentielles, les États-Unis demeurent dans la catégorie de « démocratie défaillante. » Si les citoyens américains ont la chance de faire partie des 49,4% de la population mondiale à vivre dans une démocratie, force est de constater que les fissures érodant les institutions du pays sont plus visibles que jamais en 2021. Les dysfonctionnements du système de justice, les politiques d’immigration discriminatoires, et l’accroissement des disparités de richesse et de l’influence politique ne sont qu’une poignée d’exemples, symptomatiques des imperfections du régime démocratique américain.
En effet, si la santé de la démocratie de l’Oncle Sam a particulièrement été remise en question pendant le mandat de Donald Trump, il semblerait qu’elle ne se porte pas mieux depuis que Joe Biden, son successeur démocrate, a pris la tête du pays. La tâche s’annonce en effet plus compliquée que prévu car il n’est pas un hasard que le mot « démocratie » ne soit pas mentionné une seule fois dans la Constitution américaine en vigueur depuis 1787. A l’époque, la priorité des fédéralistes était la mise en place d’un gouvernement fort, entouré de barrières faites pour isoler le pouvoir du peuple. Même si les choses ont évolué depuis, certains mécanismes institutionnels et systémiques privent encore aujourd’hui le peuple américain de son pouvoir d’agir efficacement sur la politique de son pays.
Pour commencer, la séparation des pouvoirs – pilier démocratique – est constamment mise à mal : lorsque l’exécutif (le président) et le législatif (le Congrès) sont aux mains du même parti politique, le système de freins et de contrepoids ne fonctionne plus. Autrement dit, le chef de l’Etat peut empiéter sur les prérogatives de la Chambre des Représentants et du Sénat. Non seulement peut-il décider seul sur le plan national et international sans avoir à convaincre ou faire de compromis pour satisfaire l’opposition, mais il contrôle également, de facto, les deux autres branches du pouvoir (la Cour Suprême et le Congrès). C’est exactement ce qu’a démontré le premier mandat de George W. Bush, qui avait la mainmise sur les institutions étatiques, et bénéficiait en plus d’une opposition démocrate quasi-absente. Cette situation pose un autre problème puisque, même dans le cas d’un abus de pouvoir de la part d’un haut fonctionnaire d’État, le processus de destitution demeure aux mains du pouvoir législatif. Paradoxalement, le peuple américain est donc constamment tenu à l’écart du processus démocratique et ne semble pas avoir son mot à dire face au pouvoir des institutions. La participation politique constitue alors le dernier recours des citoyens. Cependant, à cause des innombrables atteintes portées au droit de vote et à son efficacité, de plus en plus de citoyens se désintéressent de la politique à mesure que l’abstention progresse.
Par ailleurs, l’égalité d’accès aux urnes américaines est plus en péril que jamais. Que ce soit en limitant la période durant laquelle les citoyens peuvent réclamer un bulletin de vote postal ou en exigeant de nouvelles preuves d’identité, 12 états différents du pays ont rendu l’accès au vote postal plus difficile en 2021. Les obstacles se multiplient également pour le vote en personne : réduction du nombre de bureaux de votes et raccourcissement de leurs heures d’ouverture, augmentation du nombre de justificatifs demandés…
Considéré par beaucoup comme un système inefficace et obsolète qui ne reflète pas toujours la volonté du peuple, le collège électoral est également responsable des imperfections du régime démocratique américain. Le vainqueur des élections présidentielles n’est pas celui qui recueille le plus de votes, mais celui qui obtient le plus de grands électeurs, eux-même affiliés à un candidat en particulier. Bien qu’il favorise une représentation régionale équitable en donnant aux petits états une voix égale, ce système donne la possibilité d’ignorer la volonté de la majorité tout en entraînant un manque d’intérêt de la part des électeurs, qui peuvent avoir le sentiment que leur vote n’a pas d’importance.
Le déficit démocratique américain peut aussi s’expliquer en partie par le fédéralisme. Si en théorie la fédération permet aux gouvernements locaux d’être plus représentatifs des préférences de ses habitants, en pratique, elle ne semble qu’approfondir les divisions. Le Texas a parfaitement illustré ces dynamiques lorsque, suite à la surprenante augmentation des votes démocrates aux élections de 2020, les républicains au pouvoir ont passé un certain nombre de lois conservatrices Avec la bénédiction des tribunaux conservateurs, le Texas vient d’adopter la loi la plus restrictive sur l’avortement de tout le pays. Cette loi – qui ne prévoit aucune exception en cas de viol ou d’inceste –interdit aux femmes d’avorter après seulement six semaines de grossesse et soumet tous les contrevenants à de lourdes peines, en plus d’offrir une prime de 10 000 $ aux dénonciateurs. La fédération américaine de planification familiale a fermement dénoncé cette décision de justice qui « ignore encore une fois un demi-siècle de précédents protégeant le droit constitutionnel à l’avortement. »
Trump, qui a beau avoir mis les défauts démocratiques de son pays en exergue, n’était donc pas la cause, mais seulement un symptôme du problème. En effet, moins d’un an après l’inauguration, Biden ne semble pas avoir fait fi de toutes les politiques liberticides de Trump.
L’exemple le plus récent s’est déroulé mi-septembre au Texas, dans la ville frontalière de Del Rio. Là-bas, des dizaines de milliers de migrants haïtiens se sont fait expulsés par les forces américaines de l’autre côté de la frontière des États-Unis. En voyant la violence dont les agents frontaliers ont fait preuve à leur égard, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le renvoi brutal de dizaines de milliers de personnes à la frontière américano-mexicaine durant le mandat de Trump. Justifiées au nom de raisons de santé publique, ces expulsions n’en sont pas moins discriminatoires et abusives. Si l’opposition républicaine s’est saisie de cette opportunité pour accuser une nouvelle fois Biden d’alimenter une « crise migratoire », la multiplication des vols d’expulsion risque maintenant d’ouvrir une fracture dans le parti démocrate, qui veut souligner le caractère humanitaire de la crise actuelle. Ilhan Omar, élue du congrès, a partagé son effroi sur Twitter : « Ces migrants haïtiens ont déjà beaucoup souffert lors de ce voyage dangereux vers notre frontière. » Elle partage également l’avis de la communauté internationale : « L’absence d’empressement à leur venir en aide est alarmante. »
C’est la perversion des mécanismes institutionnels du pays et les divisions de plus en plus importantes de la population qui tirent la démocratie américaine vers le bas, alors comment les États-Unis peuvent-ils la renforcer ? Le pays pourrait d’abord tenter d’accroitre la participation des citoyens aux processus électoraux, en se concentrant notamment sur l’éducation des électeurs, la modernisation et la simplification de leur inscription, ainsi que sur l’augmentation de la transparence du mode de scrutin et du processus de dépouillement des votes. Plus généralement, une revue globale du fonctionnement des institutions américaines est inévitable s’ils veulent stopper le cercle vicieux dans lequel leur régime politique s’est engouffré.
La démocratie des États-Unis n’est donc pas le miracle de solidité et d’adaptabilité que certains voudraient nous faire croire. En effet, elle traverse une zone de turbulence dont elle pourrait sortir abimée, si le gouvernement américain ne prend pas les mesures nécessaires pour démocratiser ses institutions. Cette situation n’a pas seulement une incidence sur le plan national, mais pourrait au contraire changer toute la dynamique du monde. Par conséquent, son caractère urgent est indéniable. Alors non, Joe, on espère vraiment que l’Amérique d’avant n’est pas de retour.
Édité par Thierry Prud’homme.
En couverture: Le Capitol à Washington D.C, photo de Trevor Huxham est sous licence CC by-NC-ND 2.0