Un dollar digital, modernité ou dystopie? 

Combien de fois utilisons-nous de la monnaie liquide au quotidien? Depuis 1971, le dollar américain n’est plus indexé sur l’or, sa valeur est donc dématérialisée. La valeur attribuée à l’argent ne semble alors plus nécessairement correspondre à une substance physique. Ainsi, notre monde interconnecté et dynamique s’orienterait aujourd’hui vers une nouvelle forme de monnaie : la CBDC (Central Bank Digital Currency), une monnaie digitale offerte par la banque centrale d’un pays. Aujourd’hui, 90% de notre argent existe sous forme digitale dans des serveurs informatiques.

En janvier 2022, la réserve fédérale américaine a annoncé la possibilité d’adopter un dollar entièrement digital, sous la forme de CBDC. L’une des nouveautés des CBDC serait de pouvoir déposer son argent dans des portefeuilles digitaux directement à la banque centrale, accessibles depuis un téléphone cellulaire. La réserve fédérale suggère également une distribution de fonds digitaux de la banque centrale vers les banques commerciales.

Cette décision importante n’est pas uniquement considérée aux États-Unis. En effet, la Chine, l’Inde, et l’Union européenne, parmi tant d’autres, cherchent à digitaliser leurs devises à l’instar de la réserve fédérale américaine. La Chine est actuellement en phase d’essai d’un Yuan numérique dans certaines villes du pays.

Selon Kristalina Georgieva, directrice du Fonds monétaire international, « si les CBDC sont conçues prudemment, elles pourraient potentiellement offrir plus de résilience, plus de sécurité, et moins de coûts que d’autres formes privées d’argent digital. » Néanmoins, il reste important de noter que de nombreuses banques centrales ont souligné la difficulté d’implémenter une CBDC sans aucune expérience ni standards d’implémentation préétablis.

Le bienfait indiscutable d’un dollar digital

Selon Josh Lipsky, directeur du Centre géoéconomique au Atlantic Council, le système financier américain reste fortement basé sur une utilisation de liquide datant des années 1950.

La numérisation du dollar permettrait de réduire les frais de transaction. Lorsque nous effectuons un paiement par carte de débit, de crédit ou par l’intermédiaire d’une application telle que Apple Pay, la transaction paraît rapide et efficace. Cependant, si nous faisons le travail de « plombier économique » en analysant les détails de ce processus qui, à première vue, ne semble pas complexe, nous découvrons qu’en réalité, de nombreux facteurs modélisent le transfert d’argent. Il faut d’abord considérer le délai du transfert, du compte du consommateur vers celui du commerçant, qui peut prendre jusqu’à trois jours. Il faut ajouter à cela les différents frais de transaction imposés par chaque banque. Les temps d’attente et les coûts peuvent donc parfois nuire à l’efficacité du système d’achat et de vente, notamment pour les petits commerces.

Ainsi, une monnaie digitale permettrait de faciliter le transfert de l’argent, qui serait directement déposé dans le compte bancaire visé. Les dollars seraient codés numériquement et entreposés dans un registre central à la réserve fédérale, ou dans un registre distribué de données partagées, accessibles peu importe la localisation. Ce dernier, connecté par un réseau d’ordinateurs synchronisés, évoluerait par l’addition de nouvelles informations destinées à ne jamais être modifiées ou supprimées.

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Image d’un portefeuille numérique à la banque centrale. Par Mohamed Hassan, sous licence CC0.

Les taux d’intérêts et les comptes digitaux

Aujourd’hui, la réserve fédérale influence les taux d’intérêts en établissant le taux directeur. Celui-ci est le taux d’intérêt auquel les banques prêtent des soldes de réserve à d’autres institutions de dépôt d’un jour à l’autre sans garantie. Cette régulation est essentielle au fonctionnement de l’économie, parce qu’en influençant les banques commerciales, elle crée un « effet domino » des taux d’intérêts, qui affecte tous les ménages dans leurs décisions d’épargnes, de consommation, d’endettement, de ventes…

Une CBDC permettrait aux banques centrales d’encore mieux diriger l’économie. Certains pensent que si la réserve fédérale pouvait imposer les taux d’intérêts des portefeuilles numériques, nous aurions des résultats plus précis, puisque les politiques monétaires affecteraient directement les ménages sans avoir besoin de passer par l’intermédiaire des banques.

Qu’est-ce qu’une banque, vraiment?

Certainement, un dollar digital serait avantageux pour de nombreuses raisons. Notamment, l’adoption d’une CBDC retirerait le besoin d’un intermédiaire de transaction. Cela nuirait cependant aux intérêts des banques, qui en tirent des profits. Cela pourrait avoir des conséquences néfastes sur le long terme.

Les banques ne sont pas seulement les trésoriers de notre argent. Elles ne se résument pas non plus à ces heures interminables sur répondeur lorsque nous tentons de les joindre par téléphone. Une banque contribue à la création d’argent, et donc de richesses, par un système de réserves fractionnaires. Ce système est caractérisé par l’altération des instants de réclamation par les clients, c’est-à-dire par le fait que les clients ne retirent pas leurs sommes au même moment.

Ainsi, les banques se permettent de prêter ces sommes à un taux d’intérêt. Par conséquent, la banque obtient un profit, mais crée également de la richesse en finançant des investissements qui n’auraient pas lieu autrement. Grâce à ce processus de prêt, la quantité d’argent en circulation est supérieure à la quantité présente en banque, et c’est ainsi que l’économie croît. Ce système de réserves fractionnaires est essentiel au monde contemporain.

Une monnaie digitale limiterait ce système de réserves fractionnaires par la simple possibilité de maintenir des fonds dans un compte digital à la banque centrale. Ainsi, il y aurait une relation directe entre le consommateur et la banque centrale.

Cependant, même si les dettes bancaires demeurent stables, les dettes provenant d’autres sources, hors des banques, tel le capital-risque, ont fortement augmenté ces dernières décennies . Cela veut dire que le rôle joué par les banques dans le système de prêts est en déclin. L’adoption d’un système de CBDC et la numérisation du dollar renforcerait alors ce déclin, en diminuant l’activité du système de réserves fractionnaires.

Mais encore, l’apparition de cryptomonnaies, comme le bitcoin, constitue une concurrence aux différentes banques centrales à travers le monde. Cela donne lieu à une justification d’adoption de CBDC, qui permettrait aux banques de mieux combattre ces nouvelles formes de devises. Sinon, le pouvoir des politiques monétaires des différentes banques centrales risque tout simplement de s’effacer.

CBDC et cryptomonnaies

L’arrivée et l’utilisation exponentielle des cryptomonnaies ces dernières années font l’objet d’un dynamisme sans précédent. La plus célèbre est le bitcoin, développée en 2009 par « Satoshi Nakamoto », le pseudonyme d’un individu ou d’un groupe dont nous ignorons l’identité.

Ces monnaies digitales reposent sur une technologie de blockchain : un registre de stockage distribué et  décentralisé qui permet de traquer les transactions.

Malgré l’aspect sophistiqué et innovateur de ces formes d’argent, elles présentent de nombreux risques, dont l’évasion fiscale, les activités illicites, des effets environnementaux néfastes, ou encore de l’instabilité financière. De plus, ces monnaies nuisent à la capacité d’une banque centrale à appliquer ses politiques monétaires par un manque de contrôle sur la totalité de la quantité d’argent en circulation associée à l’arrivée de ces nouvelles formes d’argent.

Cela donne lieu à un argument en faveur d’une devise numérique parce qu’ainsi, une CBDC permettrait d’obtenir les bienfaits de ces technologies sans le contrepoids des risques associés.

Dystopie orwellienne et la peur de l’inconnu

Nous ignorons encore quel degré de pouvoir serait associé à un dollar digital. Un accès à l’ensemble des comptes digitaux des banques centrales semble nuire à certains droits à la vie privée. Pour cette raison, il est primordial de considérer l’effet qu’une telle forme d’argent pourrait avoir sur les libertés individuelles. La Chine planifie un système de Yuan digital qui permettrait au gouvernement d’accéder aux données associées aux transactions. Serait-ce différent ailleurs? Nous ne savons pas encore, mais mon optimisme demeure modeste.

Finalement, malgré les bienfaits possibles d’une CBDC, comme une meilleure inclusion économique grâce aux registres distribués et une diminution de frais, ou encore une plus grande efficacité financière qui aiderait le libre échange et les commerces, nous devons prendre en considération le futur. Une CBDC pourrait constituer un grand progrès, mais il faut sérieusement penser à l’aspect humain qu’une telle forme d’argent pourrait remplacer. Il vaut mieux que le processus soit lent que dangereux.

 

En couverture : Image de Jernej Furman, sous licence CC BY 2.0

Édité par Joseph Abounohra.