Opinion | La Grande Contradiction et le drame néoclassique

Le Mythe de la valeur utilitaire en économie

Les 10 pour cent des ménages les plus aisés des États-Unis contrôlaient 73,1 pour cent des richesses totales de leur pays en 2007, contre 68 pour cent en 1983. Jamais n’avions-nous assisté à tant de richesse accumulée conjointement à tant de misère. C’est cette Grande Contradiction qui définit une majeure partie de l’histoire moderne, selon des penseurs comme Yanis Varoufakis, économiste, philosophe et politicien grec, ancien ministre des finances sous le parti Syriza. Bien que cette contradiction soit si immense, croissante et évidente, elle demeure énigmatique pour notre société. Ces inégalités sont questionnées certes, mais dans les milieux académiques elles sont souvent délaissées. Et c’est dans cet oubli que réside une orthodoxie néoclassique aussi cynique qu’institutionnelle, dont les conséquences sont bien plus néfastes à nos sociétés que l’on puisse penser. 

Le néoclassicisme en économie politique

Sans vouloir criminellement résumer l’histoire de la pensée économique, le néoclassicisme est le successeur de l’école classique, qui régna aux 18e et 19e siècles et fonda l’économie politique contemporaine. Adam Smith, David Ricardo, Malthus et Karl Marx constituent donc des figures clés de l’époque classique. Ces philosophes étaient guidés par une visée morale de la compréhension du système socio-économique. La progression vers l’école néoclassique s’est alors faite par un abandon important d’une philosophie sociale, voire morale. Certains théorisent que le dessus pris par l’école néoclassique serait dû au fait que Marx ait transformé l’école classique en une critique du capitalisme en tant que tel. Et donc, parallèlement à la révolution industrielle, des économistes comme Léon Walras et William Stanley Jevons prétendent atteindre une scientificité supérieure, en mathématisant la discipline.

Selon Thomas Piketty, grand économiste français spécialiste des inégalités économiques, cette mathématisation de la discipline permet aux économistes « de se donner à peu de frais des apparences de scientificité et d’éviter d’avoir à répondre aux questions autrement plus compliquées posées par le monde qui les entoure » (p. 63).

Manifeste de l’organisation « Kick it Over », sous licence CC BY-ND 4.0.

L’école néoclassique se base sur des axiomes telle l’hypothèse de la concurrence pure et parfaite comme étant la meilleure structure humaine et sociétale; elle accepte donc le marché, autorégulateur, en tant que force bienveillante et optimale dans toutes les structures sociales. Elle se base aussi sur l’individualisme méthodologique, qui signifie souvent une réduction de l’humain à un acteur désirant maximiser son bien personnel (son utilité).  

Certes, cette dynamique de maximisation personnelle est loin d’être fausse; tout de même, réduire notre analyse du système socio-économique à une agrégation d’acteurs individuels souhaitant maximiser leurs utilités est, à mon humble avis, une interprétation trop  simpliste de l’humain en tant que tel. Aussi, l’analyse utilitaire individualiste en sciences sociales omet des conséquences collectives, comme les enjeux environnementaux, et délaisser ces possibilités d’analyses ruine notre étude de l’économie d’une bienfaisance aussi riche que frontalière.

Une autre fondation monumentale de cette école est le marginalisme : l’utilité de tout bien aurait une valeur mathématique. Et la valeur de ce bien serait désormais synonyme à cette utilité marginale. Ainsi, ce marginalisme permet aux économistes de hiérarchiser et de classifier notre consommation de biens, souvent en évitant de penser à des conséquences importantes découlant de nos consommations et de nos investissements, comme les conséquences environnementales et distributives. C’est ici, à mon humble avis, que la « commodification » de notre pensée est née : nous n’observons le monde qu’à travers des valeurs d’échange tangibles. PIB, taux de change, profits… Ainsi, c’est dans la conception inchangeable de la valeur que se situe l’orthodoxie monopolistique nocive du néoclassicisme. 

Ce n’est guère la scientifisation d’une discipline qui cause problème, mais la prétention d’une scientificité atteinte sans véritable conformité aux méthodes scientifiques. Selon Thomas Kuhn, philosophe de la science et auteur de La Structure des Révolutions scientifiques, l’approche scientifique est caractérisée par un processus de changement de paradigme engendré lorsqu’une anomalie est résolue par l’arrivée de nouvelles écoles et théories. Mais le paradigme néoclassique contribue à la justification de l’existence propre de notre société de marché néolibérale. Et c’est peut être pour cela que sa position dominante est si rigide et protégée, et que l’économie ne peut se permettre d’atteindre une scientificité pure. 

Cependant, pourquoi qualifier cet utilitarisme de « mythe »? Certes, un grain de provocation demeure dans ce titre, mais la commodification de la valeur est basée sur une construction socio-historique artificielle, comme nous le verrons plus tard; de plus, c’est cette approche non-questionnable de l’utilitarisme chez les néoclassiques qui maintient l’illusion de scientificité, ainsi donnant lieu à un mythe académique. Donc la provocation n’est pas sans lieu d’être. 

Par exemple, la crise économique de 2008 a engendré peu de changements concrets à la discipline. Pareillement, après la Grande Dépression de 1929, Keynes publie la Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Son oeuvre, à visée réformatrice face au néoclassicisme déjà dominant, eut un succès fulgurant, mais nombreux affirment que des économistes comme Hicks se sont emparés de ses travaux pour les lier aux dogmes néoclassiques précédents. À ce titre, l’économie politique ne peut être considérée comme une science pure. L’économiste hétérodoxe Steve Keen va plus loin et écrit dans une encre optimiste : « et peut être qu’il y aura un changement pour une révolution en économie, la discipline pourra devenir plus comme une science et moins comme une religion ». 

Cet article n’a guère comme objectif une critique du système de marché en tant que tel. De nombreuses études démontrent que les marchés produisent des résultats formidables (et miraculeux) dans nombreux secteurs et industries, mais bien moins positifs (voire apocalyptiques) lorsqu’il s’agit d’accès à l’emploi, d’organisation environnementale, d’égalité et équité… Le progrès est lié à la critique, et l’économie n’en est pas exempte. 

La Grande transformation 

Une raison pour laquelle les principes axiomatiques du néoclassicisme ne peuvent être considérés comme objectivement justes, malgré leur présentation comme tel, est qu’ils sont basés sur une organisation sociétale relativement récente et aucunement naturelle. En 1944, l’économiste hongrois Karl Polanyi publie La Grande Transformation, un monument liant l’économie à l’histoire et à l’anthropologie. Il y présente une théorie principale : l’économie de marché est une construction socio-historique et non une caractéristique de la nature humaine, et le marché « parfait » autorégulateur serait une idée utopique dont l’effondrement aurait eu lieu en 1929 avec la Grande Dépression. C’est cette misère intrinsèque à la société de marché qui aurait enclenché des contre-mouvements à gauche comme à droite de l’échiquier politique, ainsi que des conséquences totalitaires.

La grande transformation fut la naissance de notre société de marché — chose très différente d’une société comportant un marché. Et cette transformation eut lieu par une commodification des terres et de l’emploi, c’est-à-dire que les facteurs de production devinrent des produits du marché, échangeables, et ce ne fut plus les règles traditionnelles qui décidèrent de leur distribution et organisation. Ainsi, les travailleurs furent désormais libres de vendre leur productivité aux employeurs et les terres adoptèrent une valeur d’échange achetable. Cela vint avec de nombreux progrès sociaux révolutionnaires, mais également une misère monstrueuse, qui continue de nos jours. Cette transition d’une société comportant un marché vers une société de marché est une des sources de la Grande Contradiction de nos jours.    

Le monopole de la valeur, ou le drame

La genèse de la grande transformation créa une nouveauté aussi révolutionnaire que percutante : si les facteurs de production devenaient achetables, il fallait que ceux-ci comportent une valeur tangible et échangeable. C’est ce lien entre un bien quelconque et une commodification numérique qui mena au triomphe des valeurs d’échange sur les valeurs d’expérience, comme l’écrit Yanis Varoufakis dans sa Brève histoire du capitalisme

Il nomme « valeur d’expérience » l’attachement philosophique que nous portons à tout objet en tant qu’humains : le fondement de notre compréhension du monde. Comment une telle conceptualisation peut-elle être objectivement commodifiée? Il suffit d’utiliser l’environnement comme exemple afin de comprendre cette dichotomie aussi absurde que commune. 

C’est Oscar Wilde qui écrivit qu’un homme cynique est celui qui connait le prix de tout et la valeur de rien. Et voilà le cynisme de nombreux économistes contemporains : uniquement la valeur d’échange est considérée, ainsi, contribution et transaction deviennent identiques. Et justement, la genèse de notre société de marché et ce triomphe des valeurs d’échange sur les valeurs d’expérience vont main dans la main.

File:Smith, Marx, Friedman, Piketty.jpg

Collage d’économistes : Adam Smith, Karl Marx, Milton Friedman et Thomas Piketty. Par Grawiton, sous licence CC BY-SA 3.0.

Pourquoi ce drame économique? 

Je ne souhaite naïvement présumer que notre transformation vers une société de marché soit liée à une orthodoxie économique. Ce n’est aucunement cette causalité que j’essaie de transmettre. Cependant, le refus, voire l’interdiction, de penser au changement, d’imaginer des voies économiques plurielles et de promouvoir de nouvelles compréhensions de la valeur, sont des conséquences profondément néfastes de la grande transformation et de nos politiques académiques. 

Et cette interdiction, serait-elle enracinée dans la justification de la grande contradiction de notre temps : pourquoi tant d’inégalités? Pourquoi les trois hommes les plus riches des États-Unis possèdent-ils autant de richesse que 165 millions de leurs compatriotes? Je n’ai aucune réponse concise, et encore moins complète. Toutefois, je pense d’abord que c’est en questionnant les fondements illusionnels de notre pensée économique que nous pouvons arriver à des réponses plus pertinentes, et donc nourrir l’espoir (promu par de grands penseurs comme Piketty, Varoufakis, et tant d’autres) face au nihilisme si contagieux, afin que la révolution commence.  

 

Édité par Maria Laura Chobadindegui

En couverture: graphique illustrant l’inégalité fondamentale r (taux de rendement du capital) > g (taux de croissance économique), impliquant que les détenteurs de capital s’enrichissent plus rapidement que le reste de la population, de son livre Le Capital au XXIème siècle. Sous licence CC BY-SA 4.0.