Quel espoir pour les femmes afghanes après la promulgation d’une nouvelle loi sur “la moralité” en Afghanistan ? Dorothée Ollieric, reporter de guerre, nous raconte.
« Aujourd’hui, sans aucun doute, l’Afghanistan est l’un des pires pays au monde où naître femme ». Dorothée était à Kaboul le 27 septembre 1996, le jour où les talibans ont pris la capitale pour la première fois. « Lorsque ces “moines soldats” sont arrivés, le Coran dans une main et une kalachnikov dans l’autre, les femmes ont disparu des rues ». Chassés par les Américains après les attentats du 11 septembre 2001, ils sont de retour au pouvoir depuis 2021. Les talibans, de l’ouzbek et de l’afghani “étudiant” ou “chercheur”, sont des fondamentalistes islamistes issus d’écoles coraniques du sud de l’Afghanistan et du Pakistan. Leur but : faire appliquer une interprétation ultra-rigoriste de la charia – la loi islamique qui régit la vie religieuse, politique, sociale et individuelle. Avec les talibans au pouvoir, l’Afghanistan devient le seul pays au monde où il est interdit aux filles de fréquenter le lycée et l’université. Les femmes n’ont pas le droit de travailler et elles ne peuvent sortir de chez elles qu’accompagnées d’un marham : un homme membre de la famille ou leur mari. Leur accès aux soins médicaux est limité, et aucune protection n’existe en cas de violences sexistes ou sexuelles.
Quel est l’impact de cette loi sur le quotidien des femmes? N’ont-elles pas déjà perdu leur liberté depuis 3 ans ?
« Lorsque les talibans ont pris le pouvoir pour la première fois en 1996, c’était un cauchemar pur et simple, la police des mœurs était extrêmement stricte, fouettant les afghans dans la rue lorsqu’ils ne s’arrêtaient pas pour prier. Les femmes avaient totalement disparu de l’espace public. Mais depuis leur retour en 2021, c’est différent. De nombreuses femmes refusent de porter la burqa. Au cours des trois dernières années, dans les rues de grandes villes comme Kaboul, j’ai vu des femmes qui portaient un simple voile, avec quelques mèches de cheveux apparentes. Certaines étaient maquillées, portant parfois un masque Covid pour cacher leur visage. J’ai croisé des filles qui marchaient en petit groupe, sans chaperon. Surtout, même si les femmes n’avaient officiellement plus le droit de travailler, près de 40% d’entre elles avaient toujours un emploi. Les femmes afghanes sont très courageuses: elles résistent face aux talibans, et font le minimum de ce qui est imposé par le régime. Dans ce contexte, la loi du 21 août est clairement un rappel à l’ordre. Les talibans veulent montrer qu’ils sont de retour et obliger les femmes à se soumettre. Je crains que cette loi ne change tout, et que celles-ci n’aient plus aucune marge de manœuvre. »
Comme femme reporter, comment exercez-vous votre métier en Afghanistan ? Avez-vous déjà eu une conversation avec des talibans ? Acceptent-ils de vous parler ?
« J’ai parlé avec de nombreux talibans au cours de mes voyages, ou devrais-je dire, je m’adressais à eux et ils répondaient à mon interprète afghan, sans jamais me regarder. C’est comme si je n’existais pas : un taliban ne regarde pas une femme dans les yeux si elle n’est pas de sa famille, “par respect” disent-ils. Un jour, j’ai réussi à inviter deux talibans au restaurant avec mon interprète. J’ai affirmé que je ne changerais pas de table, et qu’ils devraient finir par me regarder dans les yeux. Ils se sont timidement exécutés et nous avons enfin pu avoir une conversation. Ils m’ont raconté leur vision des choses, en expliquant qu’ils s’étaient battus pour “virer l’étranger de chez eux”, c’est-à-dire les Soviétiques, puis les Américains. Lorsque j’ai abordé la question des femmes, ils m’ont d’abord assuré qu’il était impératif de couvrir les femmes de la tête aux pieds pour les “protéger des hommes”. Ils ont utilisé l’analogie de la “tablette de chocolat”. Une femme qui n’est pas couverte, c’est comme une tablette de chocolat sans emballage : les guêpes se jettent dessus. Néanmoins, l’un d’eux, âgé de 22 ans environ, m’a avoué soutenir l’éducation des femmes. Il souhaitait que sa fiancée travaille. Les jeunes talibans sont ultra-connectés, loin d’être coupés du monde comme en 1996. Ils ont accès aux réseaux sociaux, aux films et séries TV occidentales. Ils sont confrontés à l’émancipation des femmes. Peut-être que cette nouvelle génération peut représenter un espoir. »
Les médias évoquent les femmes afghanes et les talibans. Mais qu’en est-il des hommes afghans, qui ne sont pas talibans ? Sont-ils d’accord avec la manière dont les talibans traitent les femmes ? Défendent-ils les femmes ?
« Le problème, c’est qu’une femme est sous la responsabilité de son père, de son frère ou de son mari. Si elle transgresse la loi, ce sont les hommes de sa famille que les talibans sanctionnent, ce sont eux qui sont envoyés en prison. Ils ont donc peur des représailles. Je disais que les talibans d’aujourd’hui sont très connectés, et donc plus ouverts sur le monde, mais cela pose aussi un problème : leurs yeux sont partout. Plus rien ne passe inaperçu, tout est filmé en permanence et les restrictions aux libertés sont encore plus fortes. Mais la société est différente, et j’ai rencontré de nombreux Afghans qui soutenaient l’éducation et le travail des femmes. Par exemple, cette famille dont les deux sœurs manifestaient pour leurs droits, épaulées par le père anti-taliban. Par ailleurs, une partie de la population opposée au régime affirme qu’il ne s’agit que d’une question de temps, que les Talibans finiront par autoriser les femmes à travailler. Pourtant, cette nouvelle loi suggère le contraire. »
D’après l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, plus de 23,7 millions d’Afghans dans le pays et 7,3 millions de déplacés dans les pays voisins ont besoin d’une aide humanitaire en 2024. Pensez-vous que le régime finira par tomber, en raison de la situation humanitaire et de la crise économique ?
« Le problème, c’est que malgré la grave crise humanitaire et le marasme économique, le pays ne s’effondre pas : les talibans parviennent à tenir. Les investissements américains après 2001 n’ont pas permis de reconstruire le pays en raison de la corruption. Néanmoins, depuis trois ans, Kaboul a changé de visage. J’ai vu les bâtiments restaurés, des fleurs partout dans les rues, une pollution moindre et une présence plus faible d’une population sous l’effet de la drogue. Les talibans ont interdit la culture de graines de pavots, utilisées pour la fabrication de l’héroïne, et ont créé des “centres de désintoxication” après des décennies de conflits et d’instabilité politique. De plus, la monnaie afghane ne s’est pas effondrée. »
Est-ce que le régime des Talibans pourrait tomber en raison de l’arrêt du travail des femmes ? Comme l’affirme l’écrivain algérien Kamel Daoud, comment un pays peut-il se développer économiquement si la moitié de la population est exclue du marché du travail ?
« Le seul espoir est le milieu médical. La charia, loi islamique appliquée par les talibans, interdit aux hommes de parler, toucher ou même regarder dans les yeux les femmes. Les métiers dans lesquels les femmes doivent être touchées ne peuvent donc pas être exercés par des hommes, et cela concerne en particulier le milieu médical : comment un médecin peut-il soigner une patiente s’il ne peut ni voir son corps, ni le manipuler ? Pour l’instant, certaines femmes gynécologues, sages femmes, ou infirmières continuent de travailler, mais si les talibans interdisent aux femmes d’étudier la médecine, je ne sais pas comment le pays s’en sortira. »
Comment réagissez-vous de retour à Paris après vos séjours dans des pays comme l’Afghanistan où les femmes n’ont aucune liberté ?
« Voyager dans des pays comme l’Afghanistan et parler avec des Talibans, qui ont une vision de la place de la femme dans la société que les Occidentaux ne peuvent même pas imaginer, m’a fait prendre du recul sur ma propre vision du féminisme. J’ai compris que mon combat pour les droits des femmes n’était pas en France. Bien sûr que je soutiens les femmes qui dénoncent les violences sexistes et sexuelles commises contre elles, mais ce n’est pas forcément ce qui me touche le plus, ce qui me donne réellement envie de me battre. Je veux me battre pour les Afghanes, pour les Iraniennes, et pour toutes celles qui risquent leur vie tous les jours à chaque fois qu’elles ont le courage de faire un pas vers la liberté. Il faut aussi aller au-delà de nos frontières et sensibiliser sur ce qui se passe dans ces pays. »