Affaire SNC-Lavalin : tempête dans un verre d’eau ou goutte qui fera déborder le gouvernement?

Retour sur l'affaire SNC-Lavalin et l'implication du gouvernement Trudeau

Le 7 février dernier, le Globe and Mail révélait que le remaniement ministériel du 14 janvier n’était peut-être pas aussi innocent qu’il pouvait sembler. En effet, le Premier ministre Trudeau aurait expédié l’Honorable Jody Wilson-Raybould, ex-ministre de la Justice et Procureure Générale, au ministère des Anciens Combattants en raison de sa prise de position vis-à-vis de l’affaire SNC-Lavalin. Depuis, des démissions et témoignages de personnes importantes au sein du gouvernment, des appels à la démission de Justin Trudeau. Voici un bref aperçu des événements qui, à sept mois des élections fédérales d’octobre, monopolisent l’attention médiatique.

Rapide survol des événements

Avant toute chose, le rôle de SNC-Lavalin dans cette affaire est à clarifier. Accusée en 2015 de corruption de 2001 à 2011 par la GRC et le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) dans le but d’obtenir des contrats en Libye, la firme tente de faire pression sur le gouvernement libéral afin d’avoir recours à un accord de poursuite suspendue (APS). Ce genre d’accord, jamais octroyé au Canada, mais survenu à l’étranger, ferait en sorte que les accusations portées contre la firme n’empêcheraient pas celle-ci d’obtenir des contrats publics au Canada, sous certaines conditions précises et rigides comme des excuses publiques, des amendes sévères, des mécanismes de surveillance accrus, etc. Les administrateurs corrompus seraient donc poursuivis, sans que la firme et ses employés n’en subissent les conséquences. Suite à la poursuite du SPPC, seule la Procureure Générale, l’ex-ministre Wilson-Raybould en l’occurrence, peut renverser la décision.

Le 14 janvier, le Premier ministre Trudeau effectue un remaniement ministériel : Wilson-Raybould passe aux Anciens Combattants, Jane Philpott au Trésor, remplacée aux Services aux Autochtones par Seamus O’Regan, alors que David Lametti, député de Lasalle-Émard-Verdun – et professeur de droit à l’Université McGill – fait son entrée au Cabinet à titre de ministre de la Justice. Le 7 février, l’article du Globe and Mail sème le doute quant aux réelles raisons de ce remaniement ministériel.

L’ex-ministre Jody Wilson-Raybould

 

L’affaire prend rapidement de l’ampleur. Le 11 février, le commissaire aux conflits d’intérêt et à l’éthique lance une enquête. Le 12 février, Jody Wilson-Raybould annonce sa démission du poste de ministre des Anciens Combattants. Le 18 février, c’est au tour de Gerry Butts, ami et plus proche conseiller du Premier ministre depuis l’université, de démissionner.

Le Comité permanent de la justice de la Chambre des communes entreprend des démarches pour accueillir des témoignages clés dans l’affaire : le 21 février comparaît Michael Wernick, greffier du Conseil privé, organe non partisan de l’État, puis Jody Wilson-Raybould le 27 février. Son témoignage apparaît  comme très détaillé et fait allusion à des rencontres et échanges de courriels avec les bureaux du Premier ministre, du Conseil privé et du ministère des Finances concernant l’affaire SNC Lavalin. Wilson-Raybould affirme avoir subi une pression indue par Trudeau et son gouvernement afin qu’elle reconsidère sa décision de ne pas fournir à SNC Lavalin l’APS souhaité. Suite à ce témoignage percutant, Andrew Scheer, chef du Parti Conservateur du Canada, réclame la démission de Trudeau. Le Cabinet du Premier ministre ainsi que le Bureau du Conseil Privé auraient-ils franchi la ligne assurant l’indépendance du pouvoir judiciaire?

Quelques jours plus tard, le 4 mars, la ministre Jane Philpott démissionne de son poste au Cabinet, expliquant sa décision par des divergences de principes avec le gouvernement. Le 6 mars, le Comité de justice reçoit trois autres témoignages : Gerry Butts ne contredit pas directement Wilson-Raybould, déclarant plutôt qu’il comprend comment différentes personnes peuvent interpréter ces événements de différentes manières. Pourtant, par le fait même, il renie effectivement les allégations de l’ex-ministre, affirmant que ni lui ni le Premier ministre, bien qu’ils aient mentionné l’affaire SNC-Lavalin, n’ont exercé de pression démesurée et illégale sur la Procureure Générale et que le remaniement ministériel n’était pas lié à l’affaire SNC. Le deuxième témoignage du jour met en scène Wernick, dont le premier témoignage a été sévèrement contredit par celui de Wilson-Raybould. Celui-ci se dit insulté par l’étiquette partisane qui lui est affublée, mais au final ne fait guère plus que réitérer sa position. La sous-ministre à la justice, Nathalie Drouin, comparaît ensuite, confirmant dans les grandes lignes le témoignage de Wilson-Raybould, tout en soulignant le fait que la ministre ait rapidement fermé la porte à la possibilité d’accorder un APS à SNC.

Finalement, le premier ministre Justin Trudeau fait une déclaration le matin du 7 mars. Il reconnaît avoir pu gérer la situation différemment. Il admet également avoir souligné le fait qu’il était le député de Papineau, circonscription de Montréal, lors de sa rencontre avec Wilson-Raybould, ce qui aurait pu être perçu par celle-ci comme une pression additionnelle, mais que ceci était anodin et ne constituait pas une menace voilée ou de la pression indue. Il réitère également l’importance de sauver les 9000 emplois chez SNC-Lavalin en jeu dans cette affaire, tout en préservant l’État de droit et la neutralité du pouvoir judiciaire.

L’ex-conseiller Gerry Butts

 

Une même situation, deux interprétations différentes?

Les différents témoignages sont-ils contradictoires? Pour Trudeau et son équipe, il va sans dire que la trame narrative selon laquelle le remaniement ministériel était anodin soit celle mise de l’avant : les allusions concernant l’affaire SNC-Lavalin seraient demeurées dans les limites des pouvoirs prescrits par le législatif vis-à-vis le judiciaire. Il est bien sûr possible que cette vision des faits soit véridique, mais les détracteurs de Trudeau n’ont pas manqué de souligner les motivations autres qui tendent à suggérer une vision plus inquiétante de l’affaire.

À l’approche des élections d’octobre, alors que les sondages mettent les Conservateurs et les Libéraux au coude-à-coude, les détracteurs de Trudeau ont souligné que ce cas d’ingérence politique semble être fortement lié à la volonté de protéger des emplois en majorité au Québec et d’ainsi favoriser le support de l’électorat québécois, d’autant plus que le remplaçant de Wilson-Raybould au poste de ministre de la Justice s’avère être un député de la région de Montréal. D’ailleurs, cette affaire marque une autre instance des deux solitudes entre le Québec et le reste du Canada. Le traitement médiatique au Québec tend à remettre en cause la version de Wilson-Raybould et à défendre la volonté de sauver les emplois, alors que dans le reste du Canada les commentateurs crient au scandale et à la corruption. Des critiques reprochent à Trudeau de n’être qu’un Premier ministre du Québec, de combattre pour les emplois de la belle province en négligeant ceux de l’industrie du pétrole en Alberta, notamment.

Malgré une intention assumée et affichée de préserver ces emplois, il n’en demeure pas moins que sans preuves concrètes, du moins pour l’instant, il faille se fier à la parole de Wilson-Raybould pour accuser le Premier ministre et son entourage de pression indue. Son témoignage fort détaillé a par ailleurs été corroboré par sa sous-ministre Nathalie Drouin. Or, comme l’ont souligné Butts et Trudeau, l’ex-ministre n’a jamais fait part de la pression qu’elle ressentait, et n’a démissionné qu’une fois mutée aux Anciens Combattants. Considérant les motifs derrière les actions et l’interprétation de chaque partie, il est possible que ces trames narratives différentes ne soient au final pas contradictoires. Dans ce cas, face à la constatation que la pression du Premier ministre n’ait pas résulté en une capitulation du pouvoir judiciaire et que les institutions légales aient préservé l’État de droit, pourquoi Gerry Butts et Jane Philpott ont-ils démissionné? Pourquoi faire grand cas de cette affaire, qualifiée par certains de honte à la nation?

L’ex-ministre Jane Philpott

Considérations autres

Que serait la politique si des opposants ne sautaient pas sur la moindre faiblesse de l’adversaire pour l’assommer davantage? À sept mois des élections, les détracteurs de Justin Trudeau ont profité de l’occasion qui s’est présentée à eux. La tempête n’est pas encore passée, et peut-être passera-t-elle avant les élections, mais les démissions de Gerry Butts, allié précieux de longue date du Premier ministre, ainsi que de Philpott, ministre qui avait gagné le respect des Autochtones grâce à son travail assidu au ministère des Services aux Autochtones, font déjà mal au Parti Libéral.

Ainsi, par le biais de cette affaire, les événements ont ouvert la porte à d’autres critiques du gouvernement Trudeau. On lui reproche notamment le manque de conviction de sa position affichée de féministe, alors que deux fortes et compétentes ministres viennent de claquer la porte. Les populations autochtones ont également critiqué sa gestion de la question autochtone, dont il s’affiche pourtant comme un ardent défenseur. Non seulement Jane Philpott, qui avait gagné le respect de nombreux Autochtones en tant que ministre des Services aux Autochtones, a-t-elle été mutée, mais Wilson-Raybould, première ministre de la Justice autochtone, a perdu ce ministère important avant de démissionner. Pire, selon le témoignage de Butts, Trudeau lui aurait offert le ministère des Services aux Autochtones, perçu par plusieurs comme un affront majeur. En effet, elle aurait dû en tant que ministre appliquer des mesures discriminatoires envers les Autochtones, mesures inscrites dans la controversée Loi sur les Indiens, qu’elle a toujours combattue. Finalement, pour un gouvernement ayant promis beaucoup aux Autochtones, le mandat s’annonce difficile à défendre. La composition du Cabinet est un symptôme de ce manque de conviction sur la question : alors que celui-ci incluait initialement deux Autochtones en 2015, il se retrouve maintenant dénué de représentation autochtone à la veille des élections.

Non seulement les répercussions sont-elles significatives au sein du pays, la crise pourrait aussi valoir à Trudeau des conséquences internationales. En effet, le Canada se retrouve en plein cœur de la querelle économique et politique entre les États-Unis et la Chine et a débuté la semaine dernière le processus d’extradition vers les États-Unis de la directrice financière de la compagnie chinoise Huawei, arrêtée à Vancouver le 1er décembre dernier. Les allégations d’ingérence politique et de manquement à l’indépendance judiciaire pourraient causer une perte de crédibilité et de légitimité lorsque viendra le temps pour le Canada de critiquer l’État de droit chinois. Ce dossier épineux n’en deviendra que plus corsé.

L’affaire SNC-Lavalin, a donc pris une énorme ampleur durant le dernier mois. Bien qu’il soit possible que Trudeau et son équipe n’aient pas agi de manière malicieuse, le Premier ministre devra en convaincre les Canadiens, à seulement quelques mois des élections, et reprendre le contrôle de la situation. Déjà, la proposition du nouveau ministre de la Justice Lametti de séparer les fonctions de ministre de la Justice et de Procureur Général, ainsi que l’ouverture du Premier ministre face aux enquêtes en cours, illustrent sa volonté de regagner la confiance des Canadiens. Considérant la levée de boucliers des dernières semaines, la route semble ardue pour Justin Trudeau et son équipe en vue des prochaines élections. Il sera intéressant d’observer la portée de cette affaire sur la progression de la campagne et les résultats aux urnes.