Airbus : enquêtes sur des combines de haut vol
Bourse de Paris, le 20 décembre à midi : le titre du groupe industriel plonge de 8.31%. Moins d’une heure plus tôt, le Monde a révélé que le constructeur aéronautique européen fait l’objet d’une enquête pour corruption aux États-Unis. L’entreprise est une fois de plus soupçonnée de transactions irrégulières.
De tels soupçons n’ont rien de nouveau pour Airbus, actuellement sous le coup de plusieurs enquêtes pour corruption menées par sept juridictions au sujet d’opérations commerciales dans au moins quatorze pays parmi lesquels l’Inde, l’Indonésie et la Tunisie. Airbus aurait versé plus de 650 millions de dollars de pots-de-vin pour remporter des contrats d’une valeur de 33,1 milliards de dollars. Les soupçons impliquent toutes les divisions du groupe, des avions commerciaux aux hélicoptères, en passant par l’aérospatial et la défense.
Mais l’investigation du Department of Justice (DoJ) américain inquiète davantage l’avionneur dans la mesure où il s’agit de la première enquête significative non sollicitée depuis qu’Airbus a lancé son opération « mains propres » en 2014.
Auparavant, le groupe niait publiquement toute pratique de corruption bien qu’il n’hésitait pas à faire appel à des intermédiaires influents qu’il rémunérait discrètement mais grassement. Après l’adoption de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales en 1997, il avait dû faire preuve d’imagination pour remplacer les traditionnels porteurs de mallettes et avait mis en place un département spécialisé, le SMO (Strategy Marketing Organization). Celui-ci était chargé de sélectionner, traiter et rémunérer les intermédiaires bien placés pour influencer des donneurs d’ordre à coup de bakchichs. Fort de ce réseau étoffé et influent, le SMO aurait été capable de vendre quelque chose qu’il n’a pas à quelqu’un qui n’en a pas besoin et a ainsi fait gagner des milliards de dollars de commandes à l’avionneur. Il était devenu par ailleurs expert dans la dissimulation de certaines commissions par des montages financiers complexes faisant intervenir diverses sociétés tampons comme des sociétés de maintenance aéronautique ou des sociétés de conseil, voire des ONG à but caritatif !
Après les révélations du « Kazakhgate » et d’autres affaires similaires, la direction du groupe décide de changer de stratégie : lancement d’audits internes confiés à des cabinets d’avocats américains, gel des paiements de commissions aux intermédiaires et vérification de leurs activités, démantèlement du SMO, départ de cadres compromis et embauche d’un nouveau directeur juridique, John Harrisson, avec lequel Tom Enders, patron d’Airbus, ira se confesser auprès du Serious Fraud Office britannique (SFO) puis du Parquet National Financier français (PNF).
Une confession « spontanée » qui n’intervient que deux ans après le déclenchement de l’opération « mains propres » et qui semble surtout motivée par une pression accrue des autorités américaines désireuses de préserver l’activité de leur champion national Boeing. Ce dernier vient en effet d’être frappé par la décision du Congrès américain de suspendre la mission de l’Export-Import Bank of the United States (Ex-Im), surnommée « la banque de Boeing », qui se portait garante sur près de 15% des ventes d’avions du rival d’Airbus. Le gel des aides d’Ex-Im déséquilibre la compétition et les services américains, pour freiner le concurrent européen, commencent à s’intéresser de près aux pratiques commerciales d’Airbus et transmettent au DoJ suffisamment d’informations sur certains faits litigieux pour déclencher une enquête préliminaire et, en tous cas, pour avertir le groupe européen qu’il était dans le collimateur de la justice américaine.
Le risque d’une procédure judiciaire américaine est gros. Airbus pourrait être passible d’une amende allant jusqu’à plusieurs milliards de dollars, ou pire encore, être condamné au pénal en tant que personne morale, ce qui lui vaudrait d’être banni de tout marché public international pendant cinq ans.
Tom Enders prend la mesure de ce risque, d’autant que les exemples de sanctions américaines sévères à l’égard de sociétés du vieux continent se multiplient. La justice américaine intervient de plus en plus fréquemment au titre du Foreign Corrupt Practice Act, cette loi extraterritoriale qui lui permet de poursuivre une société, même étrangère, dès lors qu’il existe un lien de rattachement avec les Etats-Unis aussi minime fut-il, comme l’utilisation du dollar ou l’emploi d’un ressortissant américain. Elle a ainsi sanctionné plusieurs groupes français, comme Technip (338 millions de dollars d’amende), Alstom (772 millions) ou encore Total, la BNP et le Crédit Agricole.
Pour échapper à la justice américaine, Airbus a donc préféré coopérer avec les juridictions britanniques et françaises. Sans doute, sont-elles moins sensibles à l’intérêt économique du rival américain Boeing et peut-être plus ouvertes aux positions des Etats européens, actionnaires d’Airbus. Mais le choix de Tom Enders de se dénoncer s’explique surtout par l’espoir qu’une décision du SFO, qui entretient d’étroites relations avec les autorités américaines, l’exemptera de poursuites de la part du DoJ en vertu du principe selon lequel « une chose ne peut être jugée deux fois ».
La révélation du 20 décembre dernier par Le Monde d’une enquête du DoJ vient détruire cet espoir et remettre en cause la stratégie « mains propres » de Tom Enders. Il faut reconnaître que le pari d’Airbus était risqué, dans la mesure où l’application du principe de la chose jugée n’est pas systématique au plan international.
Reste à savoir quelle sera la détermination des Américains à poursuivre effectivement Airbus. Les Européens sont aujourd’hui mieux armés pour riposter, notamment depuis l’adoption de la loi Sapin 2 en France, et les gouvernements allemand et français ont d’ores et déjà clairement exprimé qu’ils ne se laisseraient pas faire. Sans oublier que, si Airbus venait à disparaître, Boeing se retrouverait seul face au nouveau compétiteur chinois COMAC. Dans le contexte actuel de guerre commerciale sino-américaine, les Américains le veulent-ils vraiment ?