Alliance AUKUS: coup fatal ou prise de conscience salutaire pour la France et l’Europe?
Le 26 avril 2016, Jean Yves le Drian, alors ministre de la défense, se félicitait d’un accord de 56 milliards d’euros entre l’Australie et la France pour l’achat de 12 sous-marins à propulsion diesel: « C’est une victoire de l’industrie navale française » se réjouissait-il dans un entretien à Europe 1. Pourtant, 5 ans plus tard, Scott Morrison (Premier ministre australien) coule le contrat et dévoile la mise en place d’une alliance stratégique avec les États-Unis et le Royaume-Uni (nommée AUKUS) qui comprend la construction de sous-marins nucléaires. Londres et Washington se chargent d’en partager la technologie. Furieux, Le Drian dénonce « un coup dans le dos » et Paris rappelle ses ambassadeurs à Canberra et Washington – un geste sans précédent depuis que les trois pays entretiennent des relations diplomatiques. La Chine, de son côté, fustige une « mentalité de guerre froide » et se sent directement visée par cette alliance formée à ses berges.
« Une mentalité de guerre froide »
L’alliance AUKUS s’inscrit en effet dans un contexte de tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine. Entre la guerre commerciale amorcée sous Trump et les menaces autoritaires de plus en plus insistantes de Pékin envers Taïwan, placé sous protection américaine, les relations entre les deux géants sont au plus bas. Il en va de même pour les relations sino-australiennes : sur fond de tensions géopolitiques et commerciales, l’Australie a annulé en avril 2021 deux accords qui l’intégraient au méga-projet chinois des « Nouvelles routes de la Soie »; ce à quoi la Chine a répondu par la suspension des discussions économiques avec Canberra.
Ces tensions régionales et la position stratégique de l’Australie aux portes de la Chine est une aubaine pour les États-Unis (et son industrie militaire) qui saute sur l’occasion pour accorder à Canberra un bond militaire sans précédent. Bien que de portée moindre, ce geste n’est pas sans rappeler les heures les plus sombres de la guerre froide, notamment la crise de Cuba de 1962 qui a vu l’URSS déployer des armes nucléaires près des côtes américaines.
D’un point de vue géopolitique, cette alliance inédite indique qu’un conflit armé avec la Chine n’est pas qu’une hypothèse de bas de page, mais un scénario de plus en plus plausible. Face à la modernisation extrêmement rapide de l’armée chinoise et ses appétits territoriaux, les États-Unis tentent en effet de maintenir une supériorité militaire afin de pouvoir contrecarrer toute intervention de Pékin. De nature pour l’instant dissuasive, on assiste toutefois à une course à l’armement, à laquelle l’Australie a désormais pris part pour le compte des États-Unis.
Mais pourquoi avoir évincé la France, qui dispose pourtant de territoires dans la région et d’une force de projection importante? Pourquoi ne pas avoir modifié le contrat pour des sous-marins nucléaires dont la France dispose aussi? Canberra a justifié son choix en soulignant que la technologie américaine était plus adaptée à ses contraintes. Les sous-marins français requièrent en effet un changement de combustible nucléaire tous les 10 ans et l’Australie, ne disposant pas de centrale nucléaire, a affirmé qu’il serait difficile de procéder à ces remplacements. Quand-bien même, il demeure difficile de comprendre l’exclusion de la France d’un partenariat qui inclut également une coopération dans d’autres domaines comme la cybersécurité et l’intelligence artificielle. Il s’agit donc d’un réel coup porté à la stratégie indo-pacifique française, d’autant plus qu’elle est mise à mal par ses propres alliés.
Des alliances rebattues?
L’ire de la France à l’annonce de cette alliance est tout à fait justifiée même aux yeux de certains médias américains. Non seulement perd-elle un contrat de plusieurs milliards d’euros, mais elle a aussi été prise par surprise. Paris aurait, en effet, été notifié de la rupture du contrat seulement quelques heures avant l’annonce publique. La France, décrite pourtant comme une alliée « vitale » des États-Unis dans la région, a été délibérément exclue du partenariat et n’apparaît que comme un dommage collatéral. Ce dénigrement des alliés européens, récurrent depuis les années Trump, commence à agacer de l’autre côté de l’Atlantique, l’UE ayant affirmé son soutien à Paris. En rappelant ses ambassadeurs à Washington et Canberra, la France est, par ailleurs, le premier pays allié à protester fermement contre ce comportement. Si le geste est essentiellement symbolique, il marque toutefois un changement de rhétorique dans un monde occidental jusque-là plus ou moins uni.
Le Royaume-Uni, de son côté, cherche à s’émanciper de son passé européen avec le retour du « Global Britain.» Pour se repositionner sur la scène mondiale, Londres se tourne vers ses anciennes colonies et tire parti de son héritage anglo-saxon pour nouer de nouveaux liens à travers le monde. Bien que la France ait amèrement qualifié « d’opportunisme » la participation britannique à l’alliance AUKUS, elle place de fait le Royaume-Uni au premier plan de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Certains y voient cependant une soumission à l’influence américaine, position que la France refuse d’adopter en se tournant tant bien que mal vers l’Europe pour faire entendre sa voix.
Un énième signal d’alarme pour l’Union Européenne
À l’occasion d’un accord de vente de frégates à la Grèce, Emmanuel Macron a en effet exhorté l’Europe à « sortir de la naïveté » lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts. Dans une déclaration commune avec son homologue américain (avec lequel la tension est depuis redescendue), il a de nouveau appelé au renforcement de la stratégie de défense européenne – une rhétorique familière depuis son élection en 2017. L’alliance AUKUS pourrait finalement servir ce grand projet d’Europe de la défense, que la France promeut depuis des années et qui n’avance qu’à petits pas.
Avec le Brexit, la France se retrouve de fait la seule puissance militaire de l’Union européenne avec une vision stratégique globale. Mais face aux mastodontes américains, chinois et russes, l’armée française demeure de taille moyenne et, par conséquent, son influence politique aussi. Si l’Europe venait à s’octroyer une force de défense, elle deviendrait alors le porte-voix stratégique de Paris. Mais ces invectives sont difficiles à entendre dans une Union plus économique que politique et traversée par des courants nationalistes et isolationnistes. Les requêtes françaises apparaissent alors davantage comme une tentative désespérée de se maintenir au rang de puissance.
Pourtant, ce sont les intérêts de l’UE en général qui divergent de plus en plus de ceux des États-Unis. L’Amérique a les yeux rivés sur l’Indo-Pacifique dans un contexte de compétition avec la Chine pour le leadership mondial. Au-delà de l’échelle chinoise, toute la région devient un pôle financier, technologique et commercial majeur qui menace l’hégémonie américaine. D’ici 2030, la population de l’Asie Pacifique devrait représenter 90% des nouveaux entrants dans la classe moyenne mondiale, devenant ainsi un marché concurrent au marché américain. Pendant ce temps, et malgré les objections américaines, l’Europe reconnaît les opportunités économiques de la Chine et joue l’entre deux en acceptant des investissements chinois à l’image de la Grèce, de l’Italie ou encore du Portugal. Si l’Europe n’entend pas choisir de camp sur le long-terme, elle doit se donner les leviers d’influence pour faire pression et résister à la pression. Parmi ces leviers : une véritable capacité militaire pour défendre ses intérêts. La France, pour le moment, semble être la seule à en avoir conscience.
Plus que la perte de plusieurs milliards d’euros, la rupture du contrat franco-australien témoigne donc d’un basculement du centre géopolitique mondial. Aussi difficile à admettre que cela semble pour le Vieux Continent, l’Europe n’est aujourd’hui plus la priorité des États-Unis, malgré les jolis mots de l’administration Biden. S’ils entendent véritablement incarner une troisième voie dans ce nouveau terrain de jeu mondial, les Européens, au-delà de la France, doivent saisir la balle au bond et se positionner fermement, faute de quoi la subordination est inévitable.
Edité par Anja Helliot.
En couverture: L’Améthyste, sous-marin nucléaire français à Londres, en août 2021. Photo prise par l’Officier Christian Blanchi, Submarine Readiness Squadron (SRS) 32, sous domaine public.