Au Liban, la colère rassemble les communautés religieuses
Depuis le 17 octobre, un soulèvement populaire inédit fait tanguer le système politique libanais. Si la vague de contestation a été déclenchée par l’annonce d’une nouvelle taxe sur les appels effectués via WhatsApp, elle cache un malaise économique bien plus profond. Le Liban croule sous ses dettes. Derrière le Japon et la Grèce, il détient la troisième dette mondiale qui s’élève à 86 milliards d’euros, soit 150% de son PIB. Alors que la corruption ronge le pays, les Libanais souffrent de pauvreté et pâtissent des services publics médiocres. Une pénurie d’eau potable, d’infrastructures et d’électricité détériorent les conditions de vie de la population depuis la guerre civile (1975-1990). La crise des déchets est aussi au coeur du débat public. En somme, l’annonce de la taxe WhatsApp était de trop. De Beyrouth à Tripoli, jusque dans le sud du pays, à Tyr et à Nabatiyeh, des centaines de milliers de Libanais sont descendus dans la rue pour se révolter contre la classe politique corrompue. La diaspora libanaise s’est elle aussi mobilisée devant les ambassades ou consulats dans plusieurs pays du monde pour soutenir ses compatriotes. Au Liban, les musulmans chiites, sunnites, et les chrétiens maronites, réclament ensemble la démission du gouvernement. Longtemps divisées par le système politique libanais multi-confessionnel, le moment semble être venu pour les trois grandes communautés religieuses de se rassembler enfin.
Le Liban compte 18 communautés religieuses différentes reconnues par le gouvernement. L’accord intercommunautaire de 1943, connu sous le nom de “Pacte National”, a renforcé la répartition inter-confessionnelle des fonctions officielles et administratives. Ainsi, au Liban, alors que le président de la République est toujours choisi parmi les chrétiens maronites, le Premier ministre, lui, est sunnite et le président du Parlement doit provenir de la communauté chiite. Les 128 sièges de députés sont ensuite répartis entre musulmans et chrétiens de manière égale. Aujourd’hui, ce partage est disputé car la démographie du Liban a changé et le nombre de chrétiens a fortement diminué depuis le dernier recensement en 1932. Selon le gouvernement français, le pays du Cèdre compte actuellement environ 60% de musulmans contre 20% de chrétiens maronites, mais ces chiffres ne peuvent être vérifiés car le gouvernement libanais refuse d’entreprendre un nouveau recensement. Si ce système multi-confessionnel était nécessaire à l’époque, car le communautarisme était très puissant, les jeunes Libanais d’aujourd’hui tiennent moins compte de ces clivages. “Du côté des religions, la jeune génération est beaucoup plus ouverte d’esprit” témoigne Laura, une Beyrouthine de 21 ans. C’est seulement dans les hautes sphères politiques et à des fins électorales, que le communautarisme est maintenant cultivé. Plutôt que de s’attacher à la création d’un sentiment d’appartenance nationale, les chefs des diverses composantes de l’État entretiennent ces divisions afin de consolider la base de leur électorat. Plusieurs lois institutionnalisent ainsi la séparation religieuse: par exemple, le mariage civil n’existe pas, seuls les tribunaux religieux de chaque communauté sont en mesure d’officialiser un mariage. Deux Libanais de confession différente ne peuvent donc pas se marier au Liban. Aujourd’hui, la mer de drapeaux arborant le cèdre, s’étendant à perte de vue à travers le pays, est donc rendue inédite, de par sa symbolique de rassemblement des communautés.
La crédibilité du gouvernement est au plus bas. Le plan “révolutionnaire” que le Premier ministre, Saad Hariri, a dévoilé le 21 octobre, quatre jours après le début des manifestations, est raillé par une population désillusionnée. « Avec ces gens, plus rien ne marche. Ils accouchent en trois jours d’un plan que l’on attendait depuis trois ans. C’est honteux. » rapporte Karim, un avocat de 25 ans, au journal Le Monde. Le plan Hariri était pourtant prometteur. Parmi les réformes phares, on y trouvait une baisse de 50% des salaires des ministres, la création d’une autorité de lutte contre la corruption, une accélération de la réforme de l’électricité ainsi que le déblocage de 20 milliards de livres libanais pour les plus démunis. Mais, auprès du peuple, ces réformes n’ont fait que rouvrir la plaie des promesses non tenues des politiciens libanais.
Loin de s’essouffler, l’élan d’unité des Libanais se renforce. Au onzième jour de manifestations, près de 100 000 Libanais ont créé une chaîne humaine, traversant le pays du nord au sud sur 170 kilomètres, pour marquer leur solidarité et leur détermination à repousser la classe politique. L’hymne national était chanté avec ferveur tout au long de la corniche de Beyrouth. “L’idée est de montrer que, de Tripoli à Tyr, nous sommes et resterons unis” explique une des organisatrice de cette chaîne humaine, “Nous ne sommes qu’un peuple et nous nous aimons.” Les manifestations sont restées, dans l’ensemble, pacifistes et festives.
Dans cette profonde instabilité politique, des mouvements indépendants essaient de trouver un système alternatif de gouvernance au Liban. Le directeur de l’association “Citoyens et citoyennes dans un Etat”, Charbel Nahas, envisage un “État laïque, démocratique, juste et efficace”. Ce groupe de gauche entend rediriger le communautarisme vers un soutien national de l’État: “L’Etat ne peut plus être constitué par une association de communautés dont la légitimité préexiste à celle de l’Etat” soutient Charles Nahas. Le Premier ministre Saad Hariri s’est montré réticent à l’idée de dissoudre son gouvernement. Au sein de la coalition au pouvoir – la formation chrétienne de Gibran Bassil et le mouvement chiite Hezbollah dirigé par Hassan Nasrallah – l’hypothèse d’une démission est inimaginable. Coup de théâtre, au treizième jour des manifestations, le Premier ministre a annoncé sa démission. Cette décision n’entraîne pas la tenue d’élections anticipées car, selon la Constitution libanaise, le Président Michel Aoun peut charger une autre figure sunnite de constituer un nouveau gouvernement. Le 3 novembre, des milliers de manifestants se sont rassemblés pour soutenir le Président Aoun dans la ville de Baaba, au sud-est de la capitale. Les Libanais hésitent. Doivent-ils reculer et garder le système actuel ou bien poursuivre les manifestations pour écarter définitivement la classe politique ?
Si le démantèlement de l’Etat multi-confessionnel est fortement considéré, il pourrait néanmoins entraîner une grande instabilité dans le pays du Cèdre. Les minorités chrétiennes et druzes en seraient les premières victimes. Faute de représentation politique, ces communautés pourraient ressentir de l’amertume vis-à-vis du gouvernement, ce qui affecterait sa légitimité. Une alternative moins radicale pour une transition politique plus progressive serait la légalisation du mariage civile interconfessionnel. En affaiblissant le clivage des communautés entretenu par l’Etat, cette solution pourrait permettre de donner plus de pouvoir aux partis politiques interconfessionnels. Ces derniers existent déjà au Liban mais ne sont jamais parvenus à monter en puissance à cause de l’écrasante influence des partis communautaristes. Au vue de l’ampleur des manifestations, les Libanais ont enfin l’opportunité de sortir du communautarisme imposé par ce système défaillant et obsolète. Construire une identité nationale libanaise pourrait peut-être sortir le pays du cercle vicieux de la corruption et du malaise économique.
Edité par Anja Helliot