Bras de fer au sommet : nouvelle guerre froide en perspective?
De plus en plus assumée, la guerre d'influence entre la Chine et les États-Unis pourrait complètement redéfinir l'ordre international.
Lors de son premier discours à l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre dernier, Joe Biden a annoncé que son pays « participerait avec vigueur » à la « compétition » qui l’oppose à une autre puissance. Il n’a pas eu besoin de nommer le pays en question pour que l’on devine à qui il faisait référence : les États-Unis et la Chine se mènent une guerre indirecte plus ou moins assumée depuis plus d’une dizaine d’années. Des vols de propriétés intellectuelles à la violation de traités majeurs, en passant par des stratégies militaires et la mise en place de droits de douanes, les hostilités n’en finissent plus entre les deux superpuissances. Tandis que l’une tente corps et âme de conserver sa place de meneur, l’autre est bien décidée à la détrôner.
Même s’il n’est pas question d’affrontement militaire entre les deux nations, le rapport de force qui s’est installé soulève une question récurrente dans les médias internationaux : peut-on parler d’une nouvelle guerre froide sino-américaine ?
Pour Bret Stephens, du quotidien américain The New York Times, la réponse est oui, sans aucun doute. Après tout, force est de constater que les relations entre ces deux pays n’ont pas souvent été au beau fixe au cours du siècle dernier. Cependant, la question d’une possible nouvelle guerre froide se pose tout particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir en 2013 de Xi Jinping, président chinois aux ambitions sans limites, qui entend bien imposer sa suprématie à ses voisins asiatiques et renforcer la place de la Chine dans le concert des nations.
Pour ce faire, la Chine a mis en place une stratégie bien précise qui pourrait tout à fait porter ses fruits sur le long terme. Selon Rush Doshi, cette stratégie arriverait à ses fins en deux étapes.
La première consiste à réaffirmer la puissance chinoise à l’échelle régionale, et on peut dire que la mission est relativement accomplie en 2021 : en tant que première puissance militaire et économique du continent, la Chine dispose désormais d’assez d’atouts pour imposer son leadership en Asie, n’en déplaise à ses voisins.
Pour contrer cette hégémonie chinoise sur le continent asiatique, les États-Unis passent par l’intermédiaire de leurs alliés. De la même manière que l’OTAN entendait acculer l’URSS, le nouveau jeu d’alliance de Washington, notamment dans la zone indopacifique, tente d’isoler Pékin autant que possible. Dès 2007, une alliance stratégique ambitieuse rassemblant les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon, baptisée « Quad », fut créée à l’initiative de Tokyo. Plus récemment, dans un contexte de tensions palpables, la nouvelle alliance « AUKUS », un partenariat militaire et sécuritaire entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, vise à rééquilibrer le rapport de force dans la région en dotant l’Australie de sous-marins nucléaires.
En toile de fond, c’est probablement l’interminable conflit lié à Taïwan qui donne le tempo du bras de fer régional sino-américain. Depuis 1949, l’île de Taïwan est indépendante, mais la Chine continentale la voit encore comme une partie de son territoire. Les États-Unis, eux, sont de fidèles alliés de l’île : l’un des derniers gestes de l’administration Trump a d’ailleurs été de lever toute restriction sur les rapports entre officiels américains et taïwanais. Pourtant, Xi Jinping a récemment qualifié « d’inévitable » la prise de contrôle de Taiwan.
Par ailleurs, selon le professeur Michael T. Klare, l’augmentation continue des dépenses militaires américaines et chinoises est motivée par une volonté de ne pas se laisser distancer par l’autre partie, ce qui fait écho à la course à l’armement entre les États-Unis et l’URSS lors de la première guerre froide. En effet, la Chine a annoncé un budget militaire en hausse de 6,8% pour 2021. Officiellement justifiée par une volonté de rattraper l’Occident et d’augmenter le salaire des militaires, cette hausse s’inscrit très probablement dans le contexte de tensions persistantes avec les États-Unis autour de la mer de Chine méridionale. Selon Song Zhongping, expert chinois en l’Armée populaire de libération, « les menaces extérieures auxquelles est confrontée la Chine l’obligent à renforcer ses capacités de défense. »
Mais au-delà du rayonnement régional, c’est à l’échelle mondiale que la Chine veut faire entendre sa voix : c’est la deuxième étape mentionnée par Rush Doshi.
Levier essentiel de cette stratégie d’influence mondiale, le projet des « nouvelles routes de la soie » est lancé par Xi Jinping en 2013. Devenu la priorité du gouvernement chinois, il s’agit d’un projet titanesque de construction d’infrastructures continentales et maritimes d’énergie, de télécommunications et de transport dans 66 pays différents, qui lui permettra de sécuriser son approvisionnement en matières premières et de se placer sur le devant de la scène du commerce international.
Tout comme l’endiguement du communisme était le but premier du plan Marshall, ces nouvelles routes de la soie permettent à Pékin de contrer l’influence des États-Unis en devenant le partenaire privilégié de pays dans la zone d’influence économique américaine. L’Amérique latine, où 18 pays participent à cette initiative, en est le meilleur exemple : cela fait quelques années que la Chine est le principal partenaire commercial de plusieurs pays du continent, incluant le Brésil, l’Argentine, le Chili et l’Uruguay. En multipliant les ententes, la Chine gruge peu à peu les acquis des États-Unis. À l’exception du contexte de la guerre froide et de l’influence soviétique, jamais l’influence américaine dans cette région n’a été autant ébranlée.
Il est aussi important de souligner que, semblablement au plan Marshall, les opportunités d’affaires que ces routes génèrent sont difficilement refusables pour les pays concernés. En 1948, l’Europe en ruine ne pouvait se permettre de refuser l’aide américaine salvatrice. Au XXIe siècle, c’est l’absence de conditions de bonne gouvernance qui fait le charme des prêts chinois. Cette caractéristique les rend beaucoup plus alléchants que les prêts traditionnels du FMI : s’allier avec les Chinois dans le cadre de ce projet est donc l’option la plus attrayante pour tous les États qui ne souhaitent pas se conformer au régime démocratique souvent imposé par l’Occident.
C’est précisément ce que dénonce l’Institut républicain international (IRI) en 2019, un organisme américain non partisan qui promeut la démocratie dans le monde. D’après l’IRI, les accords conclus entre la Chine et les pays émergents concernés mettent en danger les institutions démocratiques : « Vous créez un environnement propice à la corruption et à l’accaparement des ressources par les élites », explique David Shullman, conseiller principal à l’IRI. Même si l’objectif premier de ce projet n’est pas de fragiliser la démocratie ou d’étendre l’autoritarisme partout dans le monde, c’est finalement l’effet qu’il obtient.
En outre, tout comme l’ont fait les États-Unis dans les années 1950, ce projet permet à la Chine d’accroître la capacité de projection de sa puissance, notamment en instaurant de nouveaux standards et de nouvelles règles. En effet, dans le cadre de cette initiative, le pays a créé de nouvelles institutions internationales où l’hégémonisme américain n’a pas sa place. C’est notamment le cas avec la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, fondée en 2016 et rejointe par une cinquantaine de pays, qui pourrait concurrencer la Banque mondiale. Mais en même temps, il semblerait que la Chine ait appris des erreurs de l’URSS, qui avait la volonté de construire un ordre international alternatif durant la première guerre froide. Bien qu’elle crée elle aussi ses institutions, elle compose avec le système déjà existant et l’utilise comme pilier de sa puissance. En 2019, Qu Dongyu a été élu à la tête de l’Agence des Nations unies consacrée à la lutte contre la faim dans le monde, devenant ainsi le premier Chinois à occuper ce poste. Ce sont également des Chinois qui dirigent l’agence internationale des télécommunications et l’organisation de l’ONU pour le développement industriel. Ce souhait d’occuper des postes à responsabilité dans les instances internationales illustre bien les inspirations multilatérales de la Chine : cela lui permet de renforcer son soft power, mais aussi d’avancer ses pions sur les échiquiers politique et économique mondiaux.
Comme l’a dit Mark Twain, « L’histoire ne se répète pas, mais parfois elle rime » : même s’il est facile de trouver plusieurs similitudes entre les guerres froides américano-soviétique et sino-américaine, il semblerait que la Chine s’inspire du succès initial des États-Unis sans pour autant tomber dans les pièges qui ont coûté à l’URSS sa victoire. Conscients de la menace pour leur leadership, les États-Unis ont engagé un réel bras de fer. De l’évolution de la relation entre la Chine et les États-Unis dépendront presque tous les équilibres internationaux, et le XXIe siècle n’est certainement pas à l’abri de l’apparition d’un nouveau monde bipolaire.
Édité par Driss Zeghari.
En couverture : « Trade war illustration » par Mohamed Hassan, sous licence CCO 1.0.