Chili: 30 ans après, une démocratie encore en transition
“Estallido Social”
Il y a un an au Chili, le 18 octobre 2019, éclatait le « santiagazo » : un soulèvement populaire rassemblant plusieurs mouvements sociaux d’étudiants et d’ouvriers contre l’augmentation de 30 pesos du tarif du ticket de métro (soit environ 5 centimes de dollar canadien).
Suite à des débordements et émeutes, l’état d’urgence fut déclaré le lendemain. Le président de centre droit, Sebastián Piñera, annonça un couvre-feu tout en envoyant l’armée pour tenter de contenir les rassemblements – des mesures qui n’avaient pas été prises depuis la fin de la dictature de Pinochet – en vain. Malgré l’annulation de l’augmentation du tarif du ticket de métro et les promesses de réformes du système de santé et des régimes fiscaux, les manifestations ont continué. Cette impasse conduira Piñera à demander la dissolution de son gouvernement.
« Ce ne sont pas 30 pesos, ce sont 30 années » ont scandé les manifestants au cours de ces derniers mois. Ces « 30 années » renvoient aux années passées depuis la transition démocratique chilienne, marquées par la conservation d’une constitution approuvée durant la dictature. Ce slogan résume le glissement des demandes des manifestants, du refus de l’augmentation du prix du ticket de métro vers une critique plus générale des principes néolibéraux scellés dans la présente constitution héritée de la dictature de Pinochet.
Un an après, les manifestants chiliens ont célébré l’anniversaire du Santiagazo, à l’aube du plébiscite du dimanche 25 octobre concernant un changement constitutionnel. Ce dernier présentait deux questions au peuple chilien : « Faut-il lancer un processus constituant? » et « Si oui, quel organe doit prendre en charge le processus constituant? », à laquelle ils pourront choisir entre une convention constitutionnelle mixte dont la moitié des membres serait déjà élue, et l’autre composée de nouveaux élus, ou une convention constitutionnelle dans laquelle tous les membres seraient des nouveaux élus. La première option aurait donc plus de probabilité de maintenir le statu quo par rapport à la deuxième qui pourrait bouleverser l’exécutif en rassemblant une variété de profils nouvellement élus.
D’un mouvement social à un changement constitutionnel
Comment le Chili est-il passé d’un mouvement social contre une augmentation tarifaire à un plébiscite concernant un changement constitutionnel? Il semble que, de la part des manifestants comme du gouvernement, et bien que pour des raisons divergentes, cette réforme soit nécessaire, voire inéluctable.
Du côté des manifestants, la difficulté de réformer le système dû aux nombreux blocages présents dans la constitution a suscité de nombreux ressentiments. Beaucoup considèrent ainsi que le Santiagazo n‘est que le symptôme d’une problématique plus profonde, ne pouvant être résolue qu’à travers une réforme structurelle.
Du côté du gouvernement, la droite a visiblement perdu de son autorité naturelle : sa logique répressive, notamment envers les manifestants, a contribué à sa perte de légitimité. C’est pourquoi la proposition d’un nouveau processus constitutionnel peut aussi être interprétée comme une stratégie : laborieux, bureaucratique et chronophage, le dispositif pourrait laisser le temps au gouvernement de racheter une légitimité. En ayant peu de conséquences sur le court terme, les impacts de ce changement constitutionnel pourraient être imputés aux futurs gouvernements, et agir comme une « soupape de pression » en affranchissant le gouvernement actuel de toute responsabilité.
Aux origines de la constitution
La constitution actuelle du Chili est née sous le sceau de l’illégitimité. Elle a été approuvée en référendum en 1980, en pleine dictature de Pinochet. Loin des registres électoraux et du respect des libertés individuelles, c’est davantage grâce à l’intimidation politique que la constitution a pu être validée. Ce référendum n’avait donc, en soit, pas de valeur démocratique réelle. Cette constitution avait comme objectif d’opérer un changement holistique du modèle social et économique chilien qui datait de 1925. L’avocat et sénateur Jaime Guzmán, architecte du document, y a défini une trajectoire néolibérale. Le cas du Chili est unique dans sa façon d’imprégner un modèle économique et social dans une constitution, et d’autant plus de le verrouiller politiquement afin qu’il soit difficile, voire impossible, d’en toucher l’essence. Ses rédacteurs sont héritiers des principes libéraux de l’École de Chicago et de figures telles que Friedrich Hayek. Ils y inscrivent les principes de l’État subsidiaire, réduisant l’ingérence étatique au minimum. Dès le premier article de la constitution chilienne, il est inscrit que « l’État reconnaît et protège les groupes intermédiaires aux travers desquels la société s’organise et se structure ». L’article 19 délègue, lui, la responsabilité des secteurs de la santé, de l’éducation et de la sécurité sociale à des acteurs privés, externes à l’État.
La fin de la dictature de Pinochet est un cas particulier de transition démocratique paisible, mais qui a toutefois conservé une constitution considérée illégitime par beaucoup puisque approuvée pendant la dictature. Ainsi, les principes économiques néolibéraux inscrits dans la constitution actuelle n’ont pas été modifiés en profondeur afin d’assurer une société plus égalitaire. En particulier, le texte ne contient aucune provision concernant les droits des femmes et les droits des peuples autochtones.
Des facteurs structurels
Le mouvement social prenant place au Chili accuse d’abord la société d’être basée sur des structures profondément inégalitaires. En effet, conformément au premier article de la constitution, l’ensemble des secteurs publics est privatisé. Il s’agissait, à l’origine, de « laisser faire » le marché jusqu’à l’allocation optimale des ressources. Or, les défaillances du marché et ses répercussions contemporaines sont particulièrement visibles dans le domaine de l’éducation, de la santé et de la retraite. Proportionnellement au niveau de vie, l’éducation chilienne est l’une des plus chères au monde : les familles doivent généralement s’endetter pour une cinquantaine d’années afin de financer ce service. Les dépenses en éducation menées par les ménages représentent 57,4% des dépenses totales en éducation au Chili. Elles sont de 46,3% aux États-Unis, 28,5% au Canada, et de 10,7% en France.
Le système de santé est également privé et centralisé autour de compagnies d’assurances appelées les ISAPREs, ou Institutions de Santé Prévisionnelles. Ainsi, les dépenses pour la santé déboursées par les ménages représentent 31,32% des dépenses totales en santé au Chili. À titre de comparaison, elles sont de 11,05% aux États-Unis, un pays déjà miné par les inégalités d’accès aux soins médicaux. Au Chili, ceci a un impact significatif sur les disparités sociales en général : les plus pauvres, vivant déjà dans des conditions plus précaires, sont d’autant plus vulnérables qu’ils ont à dépenser une proportion beaucoup plus conséquente de leur revenu dans les dépenses liées à la santé.
Au Chili, l’indice de Gini, qui évalue les inégalités, était de 44,4 en 2017, ce qui représente l’ampleur des inégalités sociales qui scandent le pays. Un indice de Gini de 0 représenterait un état d’équité parfaite alors qu’un indice de 100 représenterait une inéquité parfaite. Celui du Chili n’est pas le plus élevé d’Amérique Latine (au Brésil il est de 53,9 en 2018 par exemple), mais il reste loin derrière la Slovénie qui affichait un indice de 24,2 en 2017. La stagnation qui le caractérise ces dernières années marque la fin des progrès sociaux du pays du début des années 2000.
Ainsi, le système économique et social chilien est basé sur de nombreux principes néolibéraux hérités de la philosophie d’Hayek, qui laissent peu de place à la prise en charge étatique des services sociaux essentiels au bon développement des Chiliens. D’abord, le principe de subsidiarité tend à restreindre l’État à ses fonctions régaliennes de surveillance des frontières et de paix civile. Un deuxième principe est celui de la non-progressivité fiscale. Considérant les impôts sur le revenu et sur la richesse « confiscatoires », la principale source de revenus de l’État demeure la TVA. Néanmoins, cet impôt est considéré comme le plus injuste, affectant disproportionnellement les revenus les plus bas. En conséquence, certains économistes soutiennent que le budget de l’État est disproportionnellement financé par les plus pauvres.
Enfin, un troisième principe hayekien incorporé dans la constitution est celui de l’expertocratie, impliquant la délégation des rênes de l’économie et du pouvoir à des « experts » dans le domaine concerné plutôt qu’à des politiciens démocratiquement élus, et pouvant entraîner une dilution de la responsabilité politique. En effet, d’un côté les experts peuvent argumenter qu’ils n’ont agi que selon les tâches qui leur ont été assignées tandis que de l’autre, les politiciens peuvent faire reposer la responsabilité de leurs décisions sur les études des experts. De plus, le décalage entre les demandes du peuple et les décisions politiques et économiques s’accroît lorsque ces dernières se fondent sur des institutions indépendantes du choix électoral. Enfin, de réels changements politiques nécessitent une compréhension transversale des enjeux sociétaux, que les domaines de connaissances fragmentés de l’expertocratie ne peuvent acquérir.
Ces trois principes sont au cœur des critiques actuelles envers la constitution, qui n’est plus en phase avec les demandes de la société pour un système plus juste et égalitaire. Et, les inégalités sociales qui ont marqué le Chili ces dernières années se font l’écho de ces problèmes structurels.
Des facteurs conjoncturels
À ces facteurs structurels s’ajoutent des éléments conjoncturels comme l’augmentation du tarif du métro. Celle-ci avait été décidée par trois experts assignés à cette tâche, et témoigne de l’accent porté sur un système fiscal qui privilégie l’impôt forfaitaire et proportionnel au progressif. Par ailleurs, les nombreuses affaires de corruption qui ont secoué l’élite politique ces dernières années révèlent une fois de plus la disjonction entre le pouvoir politique et économique et les demandes du peuple. En 2019, 54% des personnes interrogées par Transparency International considéraient que la corruption avait augmenté dans les 12 derniers mois.
Des inquiétudes persistantes
Ainsi, au Chili, les mobilisations continuent malgré la mise en place du plébiscite, en partie parce que le peuple sait que ce ne sera pas forcément suffisant pour pallier aux problématiques journalières telles que la santé ou l’éducation.
Ce plébiscite sera l’occasion de faire naître de nouveaux débats publics nécessaires à la reconstruction du pacte social, encore faut-il que ceux-ci ne soient pas de nouveau confisqués par l’expertocratie ou une élite politique en laquelle les manifestants ont de moins en moins confiance.
Enfin, il reste à savoir si ce processus est une preuve de l’avancée de la démocratisation du Chili, ou le symptôme d’une crise profonde du régime…
Image de couverture : Palacio de la Moneda, Siège de la Présidence Chilienne, Santiago de Chile, Chili. Photo de Diane Robert.
Édité par Anja Helliot