Contestation de la loi C-92 : les enfants autochtones paient le prix
Le 23 janvier 2020, Ghislain Picard, chef élu de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador depuis 1992, adresse une lettre au Premier ministre François Legault. Dans celle-ci, il dénonce la décision du gouvernement provincial de contester la constitutionnalité de la loi fédérale C-92 à la Cour d’appel provinciale. Cette Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, en vigueur depuis le 1er janvier, vise entre autres à « reconnaître et confirmer [la] compétence [des Premiers peuples] au chapitre des services à l’enfance et à la famille » en permettant à chaque communauté autochtone d’adopter ses propres lois sur la protection de l’enfance.
La décision du gouvernement du Québec déçoit, surtout dans la foulée des rapports de la Commission Vérité et réconciliation au Canada et de la Commission d’enquête Viens au Québec, qui ont dénoté la discrimination systémique envers les Autochtones qui sévit dans nos systèmes de services à l’enfance et à la jeunesse. En décidant de s’embarquer dans un conflit de constitutionnalité et de juridictions plutôt que de prioriser le bien-être des enfants autochtones, le gouvernement du Québec perpétue une malheureuse histoire colonisatrice d’assimilation et de non-respect envers les peuples ancestraux qui occupent le même territoire.
Des services de protection discriminatoires
Pour justifier sa décision de recourir aux tribunaux, Québec affirme que la loi est coupable d’une « appropriation du champ de compétence exclusif des provinces en matière de services sociaux et de protection de la jeunesse » et que le gouvernement veut s’assurer que l’autonomie autochtone reconnue par la loi C-92 « s’exerce en harmonie avec le régime québécois. » M. Picard, dans un communiqué du mois de décembre, qualifie cela de honteux et inacceptable : « Défendre sa prétendue juridiction est une chose, mais le faire sur le dos de nos enfants en est une autre. […] Le gouvernement Legault sait très bien que le système actuel de protection de la jeunesse ne fonctionne pas pour les enfants des Premières Nations. »
« Le système provincial nous a échoués à plusieurs reprises », indique aussi M. Derek B. Montour, président de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. Effectivement, le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, mieux connue sous le nom de Commission Viens, montre l’ampleur de l’échec de l’intervention allochtone auprès des Premiers peuples. Au Québec, les enfants autochtones comptent pour 15% des placements en famille d’accueil, mais représentent moins de 3% de la population. Dans la province, ils sont d’ailleurs « 3,5 à 6 fois plus signalés [que les enfants non Autochtones], 7 fois plus évalués, 5 fois plus pris en charge et 8 fois plus placés en milieu substitut. » La Commission Viens détaille certaines causes de cette surreprésentation. D’abord, la loi appliquée au Québec, soit la Loi sur la protection de la jeunesse, est fondée sur une conception essentiellement occidentale de la famille. Elle engendre ainsi des « effets discriminatoires » lorsque appliquée auprès des Autochtones. En raison de cette disparité entre conceptions occidentale et autochtone de l’éducation, les intervenants peuvent prendre des « décisions arbitraires et ethnocentriques qui contreviennent à l’intérêt de l’enfant. »
L’histoire coloniale contribue aussi à expliquer le haut taux de placement des enfants des Premiers peuples. Ainsi, depuis des siècles, les politiques des gouvernements à l’égard des Autochtones aggravent des problèmes structurels de pauvreté et de mauvaises conditions socio-sanitaires, tout comme des traumatismes intergénérationnels qui exacerbent à leur tour la problématique. Ce contexte crée « non seulement une entrée plus fréquente des familles autochtones dans le système de PJ [protection de la jeunesse], mais […] entrave aussi leur possibilité d’en ressortir. » Bref, ces conditions engendrées par une longue histoire de racisme, combinées à des préjugés qui mènent les intervenants à percevoir les conditions précaires comme un symptôme de négligence de la part des parents, expliquent partiellement cette surreprésentation. La commission Viens est claire : le régime québécois n’est pas adapté aux réalités des Premières Nations, des Inuits et des Métis, et contribue « par le fait même aux taux élevés de prise en charge et de placement des enfants autochtones. »
La colonisation autrement
Le problème ne se limite pas à la surreprésentation : les enfants autochtones pris en charge par l’État sont souvent placés à l’extérieur de leurs communautés, au sein de familles allochtones, dans des milieux qui ne sont pas adaptés à leur spécificité culturelle. Pour cette raison, la Commission Vérité et réconciliation affirme que « les services de protection de l’enfance du Canada ne font que poursuivre le processus d’assimilation entamé sous le régime des pensionnats indiens. »
Se prononçant sur la décision du gouvernement du Québec, M. Ghislain Picard explicite également ce parallèle:
[Je] tiens surtout à rappeler que les Premières Nations ne laisseront pas à qui que ce soit, le droit et la responsabilité de décider de l’avenir de NOS enfants. Ceux qui prétendent que la compétence leur appartient s’isolent dans l’illusion puisque le soin et le mieux-être de NOS enfants ne leur ont jamais été confiés. Il s’agit d’un privilège qui appartient aux nombreux parents de nos nations qui ont vu un effritement graduel de leur responsabilité. Effritement qui est en fait le résultat de multiples tentatives d’assimilation de la part des gouvernements. À titre d’illustration, je ne nommerai ici que la création des « réserves » et les pensionnats indiens.
Bref, arracher des enfants à leur communauté sous prétexte d’incapacité, les placer à l’extérieur des réserves, leur inculquer une éducation étrangère à leur culture d’origine… Voilà un refrain que les communautés autochtones connaissent malheureusement trop bien. Qu’il s’agisse des pensionnats, de la grande rafle des années 60 (pendant laquelle plus de 20 000 enfants des Premiers peuples ont été arrachés à leurs familles et placés en adoption), ou des enlèvements d’enfants directement dans les hôpitaux… L’histoire présente de trop nombreux exemples de l’inadéquation des politiques ethnocentriques des gouvernements fédéral et provincial, et de la nécessité de promouvoir l’autonomie autochtone en matière des services à l’enfance et aux familles.
De quoi François Legault a-t-il peur?
De quoi François Legault a-t-il peur? Voilà la question posée par M. Picard dans une lettre ouverte publiée le 24 décembre 2019. Bien que les actions du gouvernement provincial soient décevantes, elles ne sont pas étonnantes. Après tout, « le gouvernement Legault ne fait que respecter les positions traditionnelles de ses prédécesseurs », priorisant la protection de la juridiction québécoise au détriment du bien-être des peuples ancestraux, retombant dans une classique opposition entre les paliers fédéral et provincial. D’ailleurs, la Commission Viens a déjà souligné que les conflits de compétence liés à la double juridiction en matière de protection de la jeunesse compliquent davantage la situation des enfants autochtones, entre autres car ces conflits retardent « l’accès aux services destinés aux enfants et aux familles autochtones. » Dans ce cas-ci, Québec retarde des réformes qui auraient pourtant dû être implantées il y a longtemps.
La contestation est d’autant plus étonnante lorsqu’on sait qu’elle risque d’échouer. Le gouvernement Legault a beau tenter de prolonger un long historique de non-respect de la souveraineté autochtone, le droit à l’autodétermination demeure un droit reconnu comme étant un « des droits ancestraux et de traité protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. » De plus, dans les faits, les services à l’enfance ne sont pas une compétence exclusive au provincial : plutôt, « les provinces et le gouvernement fédéral se sont très souvent renvoyé la balle à ce sujet. » Puis, devant de tels cas, la Cour est généralement « favorable à un large chevauchement des compétences ». Sans oublier que les questions ayant trait aux « Indiens » (pour parler en termes juridiques) sont sous juridiction fédérale. Bref, Legault aurait intérêt à écouter sa propre commission d’enquête, qui lui affirme qu’à « l’instar des nombreuses recommandations émises au cours des dernières décennies, le Québec devrait soutenir les communautés qui voudront se prévaloir de [la loi C-92] et s’allier à la position du Canada qui réaffirme que l’autodétermination est un droit et non un privilège. »
Tout de même, il faut indiquer que le Premier ministre Legault a rapidement répondu à la lettre de M. Picard (en moins de quatre heures, du « jamais vu »), lui affirmant qu’il souhaite « travailler conjointement […] afin de soutenir la prospérité et le bien commun de nos nations », et propose une rencontre au mois de mars. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement québécois « a ses preuves à faire », comme l’indique le chef de l’APNQL. Et les occasions pour faire ses preuves sont nombreuses : autonomie autochtone en matière de services à l’enfance, mise en oeuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, conclusions de la Commission Viens, recommandations de la Commission Vérité et réconciliation… Voilà autant d’opportunités pour le gouvernement québécois de faire partie du changement.