Critères ESG : vecteurs d’une révolution réelle ou simple façade ?
Notre planète sort d’un été qui aura été ponctué par des catastrophes climatiques d’une intensité inouïe. Des mégas-feux ayant ravagé l’Europe aux vagues de chaleur exceptionnelles qu’a connu l’Amérique du Nord, ces phénomènes météorologiques extrêmes seront, selon une communauté scientifique unanime, de plus en plus récurrents et violents dans les trois prochaines décennies. Selon l’UNEP (Programme des Nations unies pour l’Environnement), si l’on espère maintenir un réchauffement climatique sous la barre des 1.5 C° en 2050, la production globale d’énergies fossiles doit diminuer de 6 % par an jusqu’en 2030. Le charbon étant la principale source d’émissions de gaz à effet de serre (GES), il est essentiel d’arrêter dès aujourd’hui son expansion et d’enclencher une véritable sortie de celui-ci. Actionnaires majoritaires de la plupart des entreprises du secteur fossile, les gestionnaires d’actifs disposent aujourd’hui d’un pouvoir exceptionnel pour accélérer la transition énergétique. Bonne nouvelle ! Depuis quelques années, le nombre de gestionnaires d’actifs s’engageant à être « neutres en carbone » d’ici 2050 ne cesse d’augmenter. Les critères ESG (environnement, société et gouvernance), évaluant l’impact environnemental et social des entreprises, suscitent aujourd’hui un réel engouement sur les marchés financiers. Le respect de ces critères est devenu une condition nécessaire pour de nombreux gestionnaires d’actifs. Selon le FMI, l’investissement dans ces actifs ESG a doublé au cours des quatre dernières années pour atteindre 3,6 milliers de milliards de dollars US. Compte tenu de l’influence croissante des gestionnaires d’actifs, il est essentiel de s’assurer que toutes ces belles promesses ESG ne soient pas sans lendemain.
Dans une enquête parue en septembre dernier, Util – une entreprise spécialisée dans l’analyse de l’impact environnemental des entreprises – s’est basée sur les 17 objectifs de développement durable définis par les Nations unies pour mesurer l’impact environnemental des 281 fonds d’investissements américains labellisés ESG, relativement au reste des fonds américains. L’enquête nous révèle que si les portefeuilles d’actifs ESG sont légèrement moins nocifs pour l’environnement, leur impact global net n’en demeure pas moins négatif.
Cette inefficacité des critères ESG découle d’un défaut majeur : ils sont très flous et donc peu contraignants. Si en comptabilité classique, les entreprises obéissent à des normes fixant des principes communs de méthode et de fiabilité (normes IFRS en Europe, normes IAS aux États-Unis), il n’existe aucun cadre de normes permettant de quantifier l’impact environnemental des entreprises. Pour l’instant, les entreprises sont libres de définir leurs propres métriques. Il arrive donc, comme le montre l’enquête d’Util, que les critères ESG soient définis différemment en fonction des secteurs d’activité, ce qui mène à des critères ESG très généreux, et rend l’analyse comparative d’un secteur à l’autre impossible. En outre, les entreprises se réservent le droit de publier ou non leurs données environnementales, et peuvent donc les maquiller à leur gré sans véritables contrôles extérieurs.
En l’absence d’un standard d’exigence qui définit les conditions nécessaires à l’obtention du label ESG, ces critères demeurent « une sélection qui ne sélectionne pas vraiment » pour reprendre les mots de Julien Lefournier, ancien trader-arbitragiste et auteur du livre L’Illusion de la Finance verte. En effet, la notation ESG d’un portefeuille d’actifs correspond actuellement à la moyenne des notations de chaque actif composant ce portefeuille. Avec un tel mode de calcul, l’obtention d’un bon score ESG est plus souvent la marque d’un simple phénomène de pondération que celle d’un impact environnemental positif. En partant d’un portefeuille classique, il suffit de retirer les actifs les moins bien notés et mathématiquement on obtient une moyenne ESG supérieure aux portefeuilles classiques, pourtant l’impact absolu du nouveau portefeuille reste négatif.
Si cet exemple est simplifié, on constate dans les faits qu’une majorité de portefeuilles ESG se contentent de faire «un peu mieux» que leurs pairs sans être vecteur d’impact positif pour autant. Cela explique pourquoi les portefeuilles ESG sont quasiment les mêmes que les portefeuilles d’actifs classiques. L’enquête d’Util illustre parfaitement cette similitude : le premier secteur dans lequel les deux groupes de fonds investissent le plus souvent est la technologie (18% des actifs de fonds classiques et 16% des actifs de fonds ESG). Ainsi aux États-Unis, les géants Microsoft, Amazon, Apple, et Alphabet sont les quatre entreprises vers lesquelles le plus d’investissements se dirigent dans les deux groupes de fonds. On notera toute l’ironie de retrouver Amazon comme quatrième entreprise dans laquelle les fonds ESG américains investissent le plus. L’obtention du label ESG n’étant associée à aucune obligation de céder des actifs fossiles, il n’est pas étonnant que de nombreux gestionnaires d’actifs promettant la neutralité carbone en 2050 n’aient toujours pas adopté de politique d’exclusion du charbon. L’hypocrisie est d’autant plus forte compte tenu que certains d’entre eux prennent même part au financement de nouvelles centrales à charbon
Pour toutes ces raisons, il est clair qu’en termes d’impact environnemental, les entreprises et fonds d’investissement sont davantage jugés sur leurs mots que sur leurs actes. Dans ce contexte où les critères ESG ne sont qu’une façade, une question se pose : l’élaboration de critères efficaces est-elle possible ? En l’état actuel des choses, la réponse est non. Pour qu’un investissement soit réellement « durable », celui-ci doit être basé sur des critères extra-financiers indépendants des objectifs de rentabilité à court et moyen-terme. Or, les produits financiers sont aujourd’hui structurellement prisonniers d’une méthode d’évaluation qui entre en totale contradiction avec une transition écologique réelle. En effet, les méthodes de valorisation actuelles des actifs financiers ne prenant pas en compte les externalités négatives (comme les émissions de GES). « Le monde de l’investissement s’est progressivement restreint au compte de résultat comme seule mesure de risques-rendements» affirmait ainsi Jennifer Grancio, PDG du fonds ESG Engine No.1.
Dans ce contexte où les investissements sont récompensés à mesure de leur seul rendement à court-terme, l’omission des externalités négatives dans la valorisation des actifs polluants pénalise de facto les investissements à impact environnemental positif, souvent plus chers. Prenons l’exemple de la production de viande : la production d’un steak végétal coûte en moyenne 1,97 $ US plus cher que celle d’un steak de bœuf. Pourtant, la production de ce dernier émet de très fortes quantités de méthane qui ne sont pas prises en compte dans son prix. Cette différence de coût entre la solution écologique et son alternative polluante est ce qu’on appelle la « prime verte ». Dans un système où la performance d’une entreprise n’est pas jugée en tant que telle mais sans cesse par rapport à ses concurrents, s’imposer des règles environnementales que les autres ne respectent pas, c’est s’infliger un handicap de compétitivité. Et comme dans n’importe quel jeu, si un seul participant s’impose des contraintes que les autres ne respectent pas, il est nécessairement perdant !
Aujourd’hui, les investissements ESG sont vendus comme une opportunité de profit à court terme. Un tel discours est aux antipodes de la transformation industrielle de long-terme qui doit être réalisée pour faire face à l’enjeu climatique. Tant que l’investisseur n’acceptera pas des rendements moins élevés sur les actifs écologiques, ils ne pourront jamais être attractifs. Sans une législation contraignante qui consisterait par exemple à exclure massivement les actifs polluants ou faire payer une part de la prime verte aux gestionnaires d’actifs polluants pour compenser la sous-performance structurelle des investissements durables, l’offre de la finance « verte » restera un simple effet d’annonce n’engendrant aucun changement structurel.
L’inefficacité des critères ESG est un frein majeur dans la lutte contre le dérèglement climatique. «Cachées» derrière leurs notations ESG, les entreprises prétendent avoir fait les efforts nécessaires et donc ne plus devoir consentir à davantage. Le vrai défi pour une entreprise n’est pas de multiplier les promesses d’un changement futur pour se garantir une bonne image, mais plutôt d’investir massivement dans des moyens à la hauteur de l’urgence : investir dans la formation, dans des reconversions d’emploi, dans un système de comptabilité carbone clair. Le secteur financier possède aujourd’hui un pouvoir d’action exceptionnel dans la transition écologique, mais elle ne sera possible que si les acteurs du monde financier sont contraints de respecter leurs engagements, ainsi que de faire preuve d’une plus grande transparence. Il en va de l’avenir des générations futures….
Édité par Driss Zeghari.
En couverture : Champs d’éoliennes. Photo par Pantona sous license CC BY-SA 4.0