CumEx : lumière sur le tour de passe-passe à cinquante-cinq milliards

Sept ans après sa découverte par une inspectrice des impôts de Bonn, l’une des plus grosses escroqueries fiscales de l’Histoire allemande a été dévoilée, mi-octobre, par dix-neuf médias internationaux parmi lesquels Die Zeit, Le Monde et la Repubblica.

Baptisée « CumEx Files », l’enquête révèle que des traders, conseillers en investissement et avocats ont monté et entretenu pendant une quinzaine d’années un système frauduleux pour récupérer de l’argent auprès de diverses administrations fiscales.

Beaucoup d’argent …

Pas moins de cinquante-cinq milliards d’euros auraient été dérobés à au moins cinq pays de l’Union Européenne – et partant à leurs contribuables – dont près de trente-deux milliards à l’Allemagne et dix-sept milliards à la France. A titre de comparaison, 17 milliards, c’est le montant que consacre l’Etat français en 2018 pour le logement et l’aménagement du territoire.

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La majeure partie des 55 milliards (46 milliards) relève de l’évasion fiscale, hypocritement appelée optimisation fiscale et à la limite de la légalité. En l’absence de règle commune, des conventions bilatérales ont été ratifiées par certains Etats et exonèrent les actionnaires étrangers d’impôt sur les dividendes pour les inciter à investir, contrairement aux actionnaires nationaux qui se voient taxés parfois jusqu’à 30%. C’est sur ces différences de fiscalité entre pays qu’est fondée la pratique dite du « CumCum » qui consiste à transférer temporairement ses actions à un complice étranger non imposable. Il ne reste plus à ce dernier qu’à reverser, après la date du versement du dividende – D-Day pour les initiés – les dividendes perçus moyennant une commission pour le service rendu. D’où un manque à gagner pour l’Etat qui ne touche pas les impôts escomptés.

Mais si la pratique du CumCum peut être considérée légale par certains, sa version plus élaborée, le CumEx, elle, est clairement frauduleuse. In fine, elle consiste à se faire rembourser indûment, et parfois plusieurs fois, des taxes sur dividendes qui n’ont en réalité jamais été prélevées.

La technique consiste, grosso modo, à s’échanger rapidement et massivement des actions lorsque le D-Day approche, pour que le fisc ne soit plus en mesure de reconnaître le bénéficiaire des dividendes, de prélever l’impôt correspondant, et aille jusqu’à rembourser des trop-perçus imaginaires.

La manœuvre est la suivante :

Cheikh Maktoum, un actionnaire dubaïote, vend une action d’une société française à Monsieur Durand, un Français, le jour du D-Day. Or lorsqu’un actionnaire vend son titre pendant la période du D-Day, il reste le récipiendaire des dividendes des actions vendues. Cheikh Maktoum reçoit donc les dividendes sur lesquels l’Etat français prélève un impôt. Mais compte tenu de la convention fiscale ratifiée  entre la France et les Emirats Arabes Unis qui prévoit un taux d’imposition sur dividende de 0%, l’Etat français procède à un premier remboursement (jusqu’ici tout est normal).

Les choses se compliquent quand M. Durand revend l’action à M. Kamal, dubaïote lui aussi, à un prix supérieur à celui auquel il a acheté l’action au Cheikh Maktoum, engrangeant donc un bénéfice.

Comme on l’aura compris, MM. Durand et Kamal sont de mèche. Ce dernier sait que l’action vaut moins que ce qu’il a payé mais bénéficie d’un “dédommagement” que M. Durand lui accorde sous forme de dividende compensatoire. Ce dédommagement ne compense pas totalement le surplus payé par M.Kamal qui fait passer la différence, aux yeux du fisc, pour un prélèvement sur dividendes dont il réclame le remboursement, toujours en vertu de la convention fiscale. Incapable de distinguer le dividende versé par l’entreprise du dividende compensatoire, l’administration fiscale ne s’aperçoit pas que l’impôt sur les dividendes a déjà été remboursé une première fois au Cheikh Maktoum. Elle le rembourse donc une seconde fois à M. Kamal, qui récupère ce qui lui est dû. L’Etat français finance indirectement et à son insu la marge faite sur la seconde vente par M. Durand. Les fruits de ce procédé sont ensuite partagés entre MM. Durand et Kamal.

A grande échelle, sur des mouvements de milliards d’euros, cette supercherie est extrêmement rentable. Elle permet non seulement d’échapper à l’impôt, mais aussi de s’enrichir au détriment du Trésor Public.

C’est à la veille de la crise financière de 2007 que Hanno Berger, avocat d’affaires de renom et  ancien haut fonctionnaire du fisc de Francfort, trouve le filon. Il s’entoure d’un groupe de connaisseurs avec qui il approche des investisseurs plus ou moins honnêtes mais aussi des banques ayant pignon sur rue. Ce montage financier est alors exploité dans onze Etats européens par une cinquantaine d’établissements financiers, parmi lesquels la Deutsche Bank, BNP Paribas et la Société Générale, pour ne citer que les plus “vertueux”. Même si Hanno Berger et ses disciples présentaient leurs services comme une forme d’arbitrage impliquant le remboursement de dividendes, légale et régulière, on peut s’interroger sur la pseudo-naïveté des établissements bancaires qui se sont empressés de participer à l’escroquerie. D’autant plus qu’à cette époque de crise aigüe et de renflouement du secteur bancaire par les Etats, nombreuses sont les banques qui promettent de renoncer aux activités spéculatives pour se recentrer sur le financement de l’économie réelle.

Le siège de la Société Générale à La Défense | Source : Flickr, https://www.flickr.com/photos/8125412@N04/15974259127/

Une centaine de banques font d’ailleurs l’objet d’enquêtes judiciaires en Allemagne et pourraient être poursuivies au civil. Quant aux initiateurs de la fraude, un premier procès au pénal devrait se tenir en 2019 à Wiesbaden contre Hanno Berger et plusieurs de ses acolytes aujourd’hui expatriés en Suisse ou à Dubaï. La pratique du CumEx est finalement interdite en Allemagne en 2012. Ceci n’empêche pas les fraudeurs ou leurs émules de relocaliser leur escroquerie : le processus se répand en Autriche, au Danemark, en Suisse et en Belgique, profitant des divergences en matière de politiques fiscales au sein même de l’UE.

Ces divergences vont certainement perdurer, la fiscalité relevant davantage de la compétence nationale que de la supranationalité européenne. Certes l’harmonisation de la politique fiscale a débuté mais son évolution reste lente, les mesures de nature fiscale devant être prises à l’unanimité des Etats membres. Quelques progrès ont été réalisés par l’UE sur le partage d’informations pour lutter contre l’évasion et les fraudes fiscales.

Mais combien d’autres “failles” nous reste-t-il à découvrir par de nouvelles révélations comme celles des CumEx Files ? L’imagination des spéculateurs et l’ingéniosité des analystes financiers ont-elles une limite ?

Editée par Pauline Werner