De McGill au ministère de la Justice: Entrevue avec David Lametti, ministre de la Justice du Canada
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En ce lundi après-midi ensoleillé, j’enfourche mon vélo et me fonds dans la masse de poussettes, BIXIs et marathoniens du dimanche qui contribuent au charme du magnifique canal Lachine. En passant la rue de l’Église, sans qu’une pancarte ne l’annonce, je viens de franchir la frontière entre les circonscriptions fédérales de Ville-Marie-Le Sud-Ouest-Île-des-Sœurs et Lasalle-Émard-Verdun. À défaut d’un gros panneau de bienvenue, un détail important change dans le décor: le visage souriant et sympathique du ministre de la Justice du Canada, David Lametti, devient désormais décoration prédominante des feux de circulation. Il constitue d’ailleurs le but de mon expédition cycliste. Je le retrouve à son bureau de circonscription sur le boulevard Monk. L’artère a connu un essor impressionnant dans les dernières années, comme le quartier en général d’ailleurs, de plus en plus multiculturel. Le local, coincé entre un « bar du coin » et un restaurant chinois, est symptomatique de ce nouveau tissu social.
L’Honorable David Lametti ne fait pas mentir les affiches électorales: il me réserve un accueil très chaleureux et nous nous installons pour l’entrevue. Avant de se lancer en profondeur, le conseiller politique du ministre m’avertit que ce dernier ne pourra répondre de manière substantielle à des questions liées à des affaires en cours. Je fais immédiatement un petit deuil de mes questions sur l’affaire SNC-Lavalin (l’article que j’avais écrit à l’époque) qui a entouré son entrée en poste, tout comme les questions liées à Huawei et à l’extradition de Meng Wanzhou, le récent jugement concernant l’aide médicale à mourir et la séparation des rôles de ministre de la Justice et de Procureur Général. Qu’à cela ne tienne, je me ressaisis rapidement: à la veille d’élections aux résultats imprévisibles, le prochain mois sera peut-être le dernier en tant que ministre de la Justice pour l’Honorable David Lametti. Il faut donc en profiter: l’entretien vise à comprendre comment cet ancien étudiant et professeur de McGill a pu, durant son tout premier mandat, tenir une position aussi importante et stratégiquement délicate.
« McGill once, McGill twice »
En 1984, les Libéraux, nouvellement menés par John Turner après la démission de Pierre Elliott Trudeau, subissent une défaite historique face aux Conservateurs de Brian Mulroney. Un jeune homme quelque peu désillusionné de la politique et des luttes intestines entre Turner et Jean Chrétien fait son entrée à McGill. Le jeune David Lametti laissant – pour le moment du moins – la politique de côté, se jette corps et âme dans les secrets des fondements du droit et des obligations extracontractuelles, en plus de se dévouer à l’apprentissage du français. L’université McGill, et sa Faculté de droit en particulier, se retrouvent donc au cœur de ce récit.
En effet, la présence de l’université sur la colline parlementaire à Ottawa est très forte, ce que le ministre explique par une approche pédagogique orientée vers les politiques et un environnement bilingue incontournable au niveau fédéral. Le Premier ministre lui-même est un gradué de la Faculté des Arts, rappelons-le. Plus encore, la Faculté de droit et son inclusion des deux systèmes légaux, se prête bien à une future carrière dans la fonction publique fédérale. 6-7 anciens étudiants de la Faculté de droit font partie du caucus libéral, auxquels il a presque tous enseigné, ajoute-t-il sourire en coin. En effet, après une maîtrise en droit à Yale et un doctorat en philosophie à Oxford, le ministre Lametti rentre au bercail en 1995 pour y enseigner la propriété intellectuelle. Malgré le saut en politique, les liens avec l’université McGill demeurent très forts: sa femme enseigne toujours à la Faculté de Droit, alors que ses deux enfants les plus âgés y étudient. Alors qu’il jouissait d’une position confortable en tant que professeur titulaire, en plus d’être près de sa famille, qu’est-ce qui a bien pu pousser ce professeur de droit respecté dans son domaine à faire un saut incertain en politique?
Le saut en politique
En 2012, au retour d’une année sabbatique à Trento, en Italie, le professeur Lametti se met à la recherche de nouveaux défis. Frustré du gouvernement Harper, autant par leur bilan environnemental que par leur condescendance et mépris envers les scientifiques et les experts, la possibilité d’agir concrètement tombe à point. Dans les quelques mois qui suivent, la décision est donc prise de se présenter à la nomination libérale dans la circonscription de Lasalle-Émard-Verdun, une décision qui ne va pas d’emblée de soi, alors que la circonscription n’est ni celle de son enfance en Ontario, ni celle de sa résidence. Une grande diversité culturelle composée notamment d’une minorité italienne ainsi que d’Anglophones écossais ou irlandais facilitent des liens culturels préalables avec les électeurs. Pourtant, même passé le succès de la nomination, l’élection fédérale est à risque: circonscription remodelée, plusieurs secteurs avaient auparavant été remportés par le Bloc ou le NPD. Comme me le confie l’Honorable Lametti, il s’agissait d’une pente ascendante tout au long de cette bataille bien loin d’être gagnée d’avance.
En octobre 2015, le professeur Lametti se retrouve donc élu comme député à la Chambre des Communes sous la bannière libérale. Dans les jours qui suivent, il se retrouve dans un événement avec Monique Jérôme-Forget, qui représentait il y a quelques années la circonscription englobant Lasalle à l’Assemblée nationale du Québec. Celle-ci lui fait remarquer qu’à l’aube de son premier mandat, le meilleur conseil qu’elle puisse lui donner concerne le Conseil des ministres: s’y faire nommer est un grand honneur, mais il en vient parfois plus de la chance et des circonstances que des aptitudes personnelles du député nommé – ou non. Après mon échange avec l’Honorable Lametti, je réalise à quel point ce conseil a eu un impact certain tout au long de sa jeune carrière politique, alors que l’humilité et la volonté de constamment apprendre de ses pairs ayant plus d’expérience politique que lui ont fini par lui permettre d’accéder à un poste si important et convoité.
Secrétaire parlementaire
Sans grande surprise, peut-être en raison du fait qu’il soit un néophyte en politique, ou bien pour se souscrire à la parité des sexes au cabinet, ou encore à l’équilibre des provinces et territoires, des zones rurales et urbaines, le député Lametti n’est pas choisi comme ministre. Néanmoins, chaque ministre doit choisir un secrétaire parlementaire pour l’épauler: en charge de négocier des traités commerciaux essentiels comme le TPP et le CETA, la ministre du Commerce international Chrystia Freeland souhaite mettre à profit l’expertise du professeur Lametti en propriété intellectuelle.
Ainsi, le nouveau secrétaire parlementaire au Commerce international Lametti sillonne le globe durant la première année de son mandat. Toujours informé des moindres détails des dossiers, celui-ci, épaulé de l’équipe ministérielle et du réseau consulaire canadien, devient représentant du Canada et de la ministre, assistant les équipes de négociations, préparant le terrain pour les visites de la ministre Freeland. Par exemple, celui-ci reçoit une délégation de Wallonie, dernière région d’Europe à ne pas accepter l’accord proposé par les Canadiens, avant de lui-même se rendre en Belgique pour préparer la venue de la ministre Freeland et le dénouement éventuel des négociations par la signature fructueuse du traité. Cette année en tant que secrétaire parlementaire au Commerce international lui offre un baptême abrupte alliant voyages constants à l’étranger, présences et débats à Ottawa ainsi que présences à Montréal pour parcourir la circonscription et voir sa famille. Une année intense, mais fertile en apprentissage.
À l’Innovation
L’élection du nouveau président américain force le Premier ministre Trudeau à effectuer un remaniement ministériel en janvier 2017. La ministre Freeland est jugée apte à prévoir l’imprévisibilité de Trump et est envoyée aux Affaires étrangères. Signe de l’importance accordée aux relations avec nos voisins du sud, les renégociations de l’ALENA sont prises en charge par ce ministère, alors qu’elles échoueraient typiquement dans le giron du Commerce international. Pourtant, considéré pour épauler la ministre Freeland de nouveau, le secrétaire parlementaire Lametti se voit plutôt confier le poste de secrétaire parlementaire au ministère de l’Innovation, sous le ministre Navdeep Bains. Le poste aux Affaires étrangères est confié à Andrew Leslie, ancien officier ayant dirigé des troupes au Moyen-Orient avec des hauts-placés de l’administration Trump.
Le travail au ministère de l’Innovation est bien différent, et bien sûr bien moins international. Mettant de nouveau à profit son expertise en propriété intellectuelle, il revisite la loi sur le droit d’auteur. Il s’implique aussi dans toutes sortes de projets, localement par exemple dans l’apprentissage du codage informatique chez les enfants, jusqu’aux grands projets d’investissements en intelligence artificielle.
Durant son parcours en tant que secrétaire parlementaire, il a donc eu l’occasion non seulement d’apprendre de deux ministres respectés dans le milieu, mais aussi de nouer des liens étroits avec les membres du caucus libéral et du gouvernement, et d’ainsi savoir où se trouvent les ressources et les réponses nécessaires à ses projets.
Et finalement ministre
Le 14 janvier 2019, on juge non seulement le secrétaire parlementaire apte à endosser des fonctions ministérielles, on lui confie en plus l’important poste de ministre de la Justice. Il se retrouve donc en charge du délicat dossier de l’extradition de Meng Wanzhou, l’événement déclencheur d’une cascade d’incidents diplomatiques avec la Chine. Plus encore, en février, l’affaire SNC-Lavalin éclate au grand jour et vient assombrir les circonstances de la nomination du ministre Lametti. Pourtant, ses bonnes relations dans le caucus libéral et le gouvernement, ainsi que son expertise juridique, font de lui un candidat solide dans ce ministère dont les embranchements se ramifient et transcendent en quelque sorte tous les ministères.
Les derniers mois du mandat de l’Honorable Lametti ne se caractérisent donc pas que par l’incident SNC-Lavalin: des initiatives comme des révisions de loi, quelques rapports, mais aussi une continuation du travail de sa prédécesseure l’Honorable Wilson-Raybould concernant la justice autochtone. Qualifiant le climat et les affaires autochtones comme les deux enjeux qui lui tiennent le plus à cœur, le ministre Lametti tient à me souligner les efforts mis en place par lui-même et le gouvernement libéral au cours de leur mandat pour les peuples autochtones du Canada. Il admet tout de même que les efforts doivent être redoublés, autant pour les Autochtones que pour le climat. Questionné sur la perception négative du gouvernement, surtout sur ces deux enjeux majeurs justement, il prend une petite pause et me partage sa perception d’une des difficultés majeures en politique: malgré le fait que les Libéraux aient respecté une bonne quantité de leurs promesses électorales de 2015 et que les indicateurs économiques soient bons, quelques enjeux particulièrement médiatisés – SNC-Lavalin, la réforme électorale, les pipelines – suscitent néanmoins une dissatisfaction de la part de la population canadienne.
Le défi de la campagne est donc de renouer avec la confiance des Canadiens, qui s’est effritée depuis 2015. Pour l’Honorable Lametti, cette campagne lui permet de renouer des liens avec sa circonscription, de passer plus de temps avec les électeurs, de qui il aime se sentir proche. Je lui demande comment il imagine un deuxième mandat, s’il pense au Conseil des ministres et sa réponse, toute d’humilité, me réjouit: « Le jour où je prétendrai avoir acquis le droit de siéger comme ministre, c’est qu’il sera temps pour moi de partir. »
Après un premier mandat rocambolesque, les nombreux défis qu’il reste à relever constituent le bois qui attise le feu politique brûlant toujours en lui et le pousse à tenter sa chance pour un deuxième mandat, même si son siège de professeur l’attend toujours confortablement à McGill. En parlant de l’université et en repensant aux débuts du long parcours l’ayant mené au ministère de la Justice, je lui demande s’il ne se sent pas intimidé à la maison par le fait que sa femme – sénatrice pour la Faculté de Droit – et son fils – sénateur pour la Faculté de Médecine – siègent tous deux sur le Sénat de McGill. «Tu sais, Charles, j’y ai siégé aussi à l’époque,» me répond-il amusé. À la lumière d’où ce poste politique précoce l’a finalement mené, peut-être verrons-nous un jour son fils suivre ses traces et un autre Lametti devenir ministre, à la Santé cette fois.
Texte édité par Salomé Moatti et Anja Helliot