Décriminalisation des drogues dures : la Colombie-Britannique ose une révolution tranquille

Depuis le 31 janvier dernier, les Britanno-Colombien(ne)s d’âge adulte saisis en possession de petites quantités d’opioïdes, de méthamphétamine ou d’autres sortes de drogues dures ne se verront non pas arrêtés, mais plutôt référés à des programmes de soutien et de traitement. Cette mesure s’inscrit dans le climat de crise qui se dessine dans cette province de l’Ouest canadien, actuellement confrontée à une grave crise des opioïdes. En effet, la région présente le taux de mortalité par overdose le plus élevé au Canada, en grande partie en raison de la consommation de fentanyl, un opioïde synthétique potentiellement mortel. À ce titre, comment le gouvernement de la province en est-il venu à prendre une telle décision? À quoi peut-on s’attendre comme retombées suite à cette mesure? Le cas présente une multitude de facettes auxquelles il convient de s’attarder avec attention pour comprendre ses implications à long terme.

Une collaboration étroite

Les mesures annoncées par la Colombie-Britannique représentent un projet pilote qui sera conjointement supervisé par les gouvernements provincial et fédéral. En effet, en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (L.C. 1996, ch. 19), une disposition fédérale, la province ne profite pas d’une juridiction appropriée pour y implanter ce projet. Le gouvernement britanno-colombien s’est toutefois vu accorder une exemption d’une durée de 3 ans à cette loi. Carolyn Bennett, Ministre fédérale canadienne de la Santé mentale et des Dépendances ainsi que Ministre associée de la Santé, a notamment déclaré que le gouvernement prévoyait collecter des données sur la santé, les interactions avec la justice, la sécurité publique et d’autres indicateurs au cours des trois prochaines années. Ces informations, qui auront pour effet de jauger le succès quantitatif de la mission, seront ensuite mises à la disposition du public sous la forme d’un tableau de bord en ligne mis à jour tous les trimestres.

La crise des opioïdes est une cause qui s’adjoint aux taux grandissants de pauvreté en C.-B. « Tent City » de Michael Gabelmann, sous licence CC BY-NC 4.0.

 

Ce gage de transparence prend tout son sens lorsqu’on observe les réactions qui ont donné suite à ce projet. Malgré que ce dernier ait son lot de partisans, une opposition substantielle à la décriminalisation s’est manifestée d’un peu partout, provenant de tous les domaines, de la scène politique aux arènes médical et communautaire. Pierre Poilievre, chef du Parti Conservateur du Canada, s’en est d’abord pris au projet, caractérisant l’approche d’« échec » et prenant fortement position contre les mesures d’approvisionnement sécurisé de drogues et de décriminalisation qui sont de mise dans la province de l’Ouest. Son parti propose plutôt une poursuite fédérale de près de 45 milliards de dollars contre un regroupement de firmes pharmaceutiques qu’il qualifie de « big pharma » s’il est élu Premier Ministre, des sommes qu’il réinjecterait au sein de centres de traitement pour les toxicomanes. Il existe plusieurs raisons de douter de la fonctionnalité de cette méthodologie. En effet, cette démarche a déjà été privilégiée en 2018 par le gouvernement provincial de la Colombie-Britannique, qui, devant d’innombrables délais, a fini par régler le litige pour une somme de 150 millions de dollars après quatre ans, en juin 2022. On peut ainsi douter de la rapidité à laquelle le dossier saurait être réglé, un élément crucial dans ce climat de crise où les résultats se font attendre. De plus, les expert.e.s, tel que Katt Cadieux, dirigeante de la Prince George’s United Northern Drug Users, ont été nombreux à dénoncer l’approche pour la focalisation du combat dans les tribunaux et l’espace public plutôt que sur le terrain. Cela nous mène par ailleurs à l’autre spectre des critiques de la décriminalisation entreprise par le gouvernement de David Eby, actuel premier ministre de la Colombie-Britannique. En effet, plusieurs têtes d’affiche du mouvement de décriminalisation des drogues comme Mme Cadieux favorisent une approche encore plus progressiste au plan en place, soit la hausse des plafonds de quantité qu’un individu peut avoir sur lui et un financement accru des centres de consommation sécuritaire.

L’éducation préférée à la prison

Le projet de décriminalisation des drogues dures en Colombie-Britannique est une approche qui se caractérise pour son humanisme et le changement de narratif qu’il fait subvenir. En effet, selon Guy Felicella, activiste de prévention de la toxicomanie de la région de Vancouver, « [une fois] pris au piège de la criminalisation, il est très difficile d’en sortir, il est très difficile d’obtenir du soutien et devinez quoi, vous êtes incarcéré au lieu d’avoir la possibilité d’aller dans un centre de réadaptation. » Il s’agit donc, pour les défenseurs de cette approche de plus en plus en vogue, de mettre l’accent sur la protection des personnes plutôt qu’à les punir, et de viser à traiter les problèmes de toxicomanie dans leur complexité, plutôt que de simplement les considérer comme des problèmes de justice pénale. 

La décriminalisation des drogues dures permettrait de traiter la toxicomanie comme une question de santé publique plutôt qu’un problème criminel dans la mesure où on y offrirait des services de santé et de traitement. Cette approche est basée sur des données probantes et sur des expériences réussies dans d’autres pays, qui ont montré que la décriminalisation des drogues dures peut réduire les taux de mortalité liés à la consommation de drogues, prévenir la propagation de maladies infectieuses telles que le VIH et l’hépatite C (par l’entremise d’un approvisionnement plus sécuritaire de paraphrénie et de matériel de consommation), et améliorer la santé et le bien-être général des personnes touchées par la toxicomanie.

Le Portugal et ses résultats après 20 ans de décriminalisation des drogues. « Portugal drug decriminalization » de Statista, sous licence CC BY-SA 4.0.

 

Le Portugal est souvent cité comme un exemple de succès en matière de décriminalisation des drogues dures. En 2001, le pays a adopté une approche novatrice consistant à dépénaliser la possession et l’usage de toutes les drogues, mais en les maintenant illégales. Concrètement, les portugais arrêtés pour possession de drogues sont désormais envoyés devant une commission composée d’un psychologue, d’un travailleur social et d’un juriste, plutôt que devant un juge. Cette commission décide si une intervention est nécessaire, comme une thérapie ou une formation professionnelle, ou si une amende doit être imposée. La possession de quantités suffisantes pour la vente reste un délit pénal, mais même en cas échéant, les personnes arrêtées ne se verront pas automatiquement emprisonnées. Les données récoltées au fil des dernières décennies ont donné raison au pays; le nombre de morts par surdose est passé de 369 en 1999 à 30 en 2016, et le pays a réduit de plus de 70% son taux d’incarcération de contrevenants aux lois en matière de drogue.

À ce titre, serait-il juste de s’attendre aux mêmes résultats en Colombie-Britannique? Après tout, le cadre régulatoire mis en place par les autorités de la province porte des dispositions presque identiques à celles des autorités portugaises. La clé au succès d’un projet de la sorte se tiendra vraisemblablement au niveau de la coopération entre les gouvernements fédéral et provincial, alors que les démarches serviront de projet-pilote pour une expansion possible à l’échelle nationale.

Édité par Joseph Abounohra

En couverture: Le gouvernement de la province annonce son nouveau programme en matière de drogues. « B.C. moves forward on drug decriminalization, new overdose emergency response funding » de Province of British Columbia, sous licence CC BY-NC-ND 2.0.