Derrière les couleurs de la Fashion Week, les dossiers noirs de la mode
Du 27 septembre au 5 octobre 2021, près de deux ans après le début de la pandémie de la COVID-19, les plus grands noms de la Haute couture sont parvenus à se réunir en personne à l’occasion de la Fashion Week de Paris.
La maison Dior a ouvert le bal, et s’inspirant des années 60, elle a présenté une collection à la fois rétro et moderne en mélangeant les tendances en une union éclectique de pièces aux couleurs pop. Cette même polychromie a été observée chez Valentino, Isabel Marant, Victoria/Tomas ainsi que chez Yves Saint-Laurent, avec des tenues aussi élégantes que décontractées, qui ont su redonner un nouveau souffle à leurs marques pour les saisons à venir.
Si la reprise des défilés fut l’occasion pour les plus grands créateurs de dévoiler leurs collections féminines Printemps-Été 2022 au cours des 80 événements programmés, ces derniers ne semblent pas avoir retenu les leçons de la pandémie, appelant à construire un monde plus responsable et conscient des enjeux écologiques. Derrière les couleurs éclatantes présentées par les couturiers ce mois-ci se cache en fait une réalité bien plus terne et morose. Loin de contribuer à un changement radical de modèle de production et de consommation, les défilés tels que la Fashion Week de Paris demeurent une source significative de pollution et de gaspillage.
Le coût environnemental alarmant de la Fashion Week
En février 2020, le rapport « Zero To Market » a permis pour la première fois d’évaluer l’empreinte carbone de l’ensemble des déplacements générés par les Fashion Weeks. On y apprend notamment que la Fashion Week de Paris est la deuxième plus polluante après celle de New York. Le rapport précise par ailleurs que sur une année entière, les émissions de carbone résultant des déplacements de l’ensemble des personnes mobilisées par la Fashion Week pour assister aux principaux défilés se déroulant à New York, Paris, Londres, et Milan s’élèveraient à 241 000 tonnes de CO2. Cela correspondrait aux émissions annuelles de 51 000 voitures, ou à l’éclairage de Times Square pendant 58 ans: un bilan qui pourrait même être en dessous de la réalité.
Au-delà des seules émissions de carbone occasionnées, la Haute couture et les Fashion Weeks génèrent également d’autres conséquences désastreuses selon Stéphanie Calvino – la fondatrice du projet « Anti-Fashion » qui vise à accompagner le développement d’industries plus responsables. Souvent saluées pour leurs scénographies originales, les marques redoublent d’efforts chaque année pour présenter des défilés toujours plus spectaculaires et innovants. Or, dans la majorité des cas, les décors de ces évènements ne sont ni réutilisés ni recyclés. Dans un contexte d’urgence climatique, le caractère éphémère et ostentatoire de ces événements est donc préoccupant.
Stéphanie Calvino dénonce également le fait que les maisons de Haute couture fabriquent une dizaine de pièces avant de trouver le vêtement retenu. Les prototypes ne sont ni mis en vente, ni donnés, au même titre que les tissus utilisés pour fabriquer les collections – qui sont soigneusement conservés dans le seul but de ne pas être réutilisés par d’autres. « Il ne s’agit pas de “fast fashion” – ce segment de l’industrie vestimentaire caractérisé par des vêtements à prix très bas, renouvelés extrêmement rapidement en réponse aux dernières tendances – mais on s’en rapproche», affirmait Stéphanie Calvino au magazine Slate. Si les conséquences environnementales de la fast fashion sont davantage reconnues que celles du domaine du luxe, certains évènements comme la Fashion Week contribuent à brouiller les frontières entre les deux industries.
Le luxe: une industrie durable?
Le luxe a depuis toujours su faire rêver les consommateurs grâce à des créations raffinées, intemporelles et inabordables pour la majorité de la classe moyenne. Depuis quelques années, alors que la conscience écologique de nos sociétés augmente progressivement et les scandales de la fast fashion éclatent, la Haute couture a, elle, réussi à conserver une image noble et durable. Ses pièces rares et uniques, issues d’un savoir-faire local, voire artisanal sont disposées à durer dans le temps grâce à leurs qualités supérieures. Les consommateurs considèrent ainsi l’achat d’une pièce de luxe comme un véritable investissement. Or, le luxe partage un grand nombre de caractéristiques communes avec la fast-fashion.
En participant aux différentes Fashion Weeks chaque année, les plus grandes maisons de luxe cherchent à initier les tendances des saisons à venir: un exercice fastidieux et surtout très coûteux tant économiquement qu’écologiquement. En effet, au lieu de répondre à une demande, les maisons de Haute couture la crée toutes les demi-saisons, influençant par la suite les enseignes de fast-fashion qui s’inspireront des tendances des défilés pour satisfaire les consommateurs. Une fois les tendances déterminées par les maisons de luxe, le mode de fonctionnement de leurs chaînes de production demeure opaque. Certaines d’entre elles ont ainsi recours à l’usage de produits chimiques très néfastes pour la santé durant la production de leurs collections, des substances pour la plupart relâchées dans la nature, notamment les eaux environnantes des zones de production.
C’est pour dénoncer ce genre de pratiques qu’en 2011 le géant Greenpeace à lancé sa campagne Detox, afin de répertorier les grandes marques de l’industrie du textile selon leur niveau de pollution et d’utilisation de produits toxiques. À travers cette stratégie de « naming and shaming [dénonciation et humiliation]», l’ONG espère notamment avoir un impact sur les modes de production des nombreuses marques de luxe figurant en bas de ce classement tels que Burberry, Hermès et Louis Vuitton.
À la différence de la fast-fashion, une fois une collection terminée, hors de question pour les marques de luxe de brader leurs prix. Les soldes y sont quasiment inexistantes afin de ne pas affecter leur image de marque. Ces grandes maisons sont alors prêtes à adopter des mesures immorales et écologiquement désastreuses en détruisant par exemple leurs stocks, en incinérant ou en jetant leurs invendus afin d’être sûres qu’ils ne soient pas réutilisés. En 2018, le géant Burberry a notamment fait scandale lorsqu’il a publié le rapport annuel de ses ventes, révélant qu’il avait détruit une quantité de ses stocks deux fois plus importante que l’année précédente. La marque a alors été accusée non seulement de détruire ses invendus – une pratique courante dans le secteur du luxe – mais de les incinérer. Peu de temps après avoir enflammé la toile, la marque s’est alors exprimée à ce sujet en s’engageant à arrêter cette pratique et à supprimer la fourrure de ses collections.
Une prise de conscience progressive
Ces dernières années, les prises de conscience écologiques, les diverses pressions des ONG, et la crainte de voir son image de marque détériorée, ont poussé de nombreuses enseignes à adopter des pratiques plus raisonnées.
En 2019, le Conseil suédois de la mode a notamment annoncé l’annulation de la Fashion Week de Stockholm, pour des raisons principalement écologiques, afin d’en dénoncer les pratiques et tendre vers une version plus contemporaine et responsable de la mode. La même année, la première Fashion Week Vegan a été organisée à Los Angeles, sans aucune matière issue de l’exploitation animale.
Lors des défilés, on observe aussi l’arrivée progressive de marques aux engagements plus éthiques et responsables. Durant la dernière Fashion Week de Paris, la jeune créatrice française Marine Serre à su s’imposer grâce à sa collection reposant sur le principe de l’upcycling. En plein essor, ce concept consiste à se servir de déchets, de produits inutiles ou non désirés pour en faire de nouveaux matériaux ou produits perçus comme étant de plus grande qualité. À cette image, Marine Serre recycle de vieilles étoffes et les transforme en véritables pièces de luxe éco-responsables: des draps, des rideaux, des foulards deviennent alors des robes et des djellabas.
À quelques jours d’intervalle, le viennois d’origine nigériane Kenneth Ize a également fait sensation sur les podiums de la Fashion Week de Paris. Le jeune créateur de 29 ans est parvenu à devenir un pilier de la mode en quelques années et à obtenir le soutien de personnalités célèbres comme Naomi Campbell. Il est primordial pour le créateur de transmettre ses origines et ses valeurs au travers de ses collections, en travaillant avec des artisans nigérians aux techniques de tissage traditionnelles. Ses collections artisanales et éco-responsables encouragent ainsi une production plus authentique et responsable.
Ces avancées permettent d’entrevoir la possibilité d’une amélioration dans l’industrie du luxe, d’autant que le nombre de consommateurs responsables augmente considérablement et représente désormais un nouveau segment du marché à séduire. Les militants écologiques et les consommateurs responsables doivent toutefois rester vigilants car en poussant certaines marques à adopter des démarches éco-responsables, celles-ci peuvent s’en servir à des fins marketing. À travers le Greenwashing, les marques se donnent une image trompeuse de responsabilité écologique auprès des consommateurs les plus avertis, sans toutefois repenser leur mode de fonctionnement en profondeur. Loin des podiums et des paillettes de la Fashion Week, c’est donc toute l’idéologie d’une marque et d’une industrie qui doit être en accord avec ses démarches pour provoquer un changement durable, et parvenir à alléger le lourd bilan écologique de l’industrie de la mode.
Édité par Anja Helliot.
Photo de couverture: photo d’un défilé de mode prise par Prémium Paris, sous licence CC BY-NC-ND 3.0.