Érosion de l’État de droit en Europe de l’Est : les valeurs européennes en péril
Les péripéties s’enchaînent mais ne se ressemblent pas pour l’Union européenne. Alors que le Vieux Continent sort tout juste de la tempête politique du Brexit, c’est désormais un périlleux vent de l’Est qui menace l’essence même du continent. En effet, la Pologne et la Hongrie, membres depuis 2004 de l’Union européenne (UE), défient ses valeurs fondamentales en s’écartant de l’État de droit, attaquant notamment l’indépendance judiciaire, la liberté de presse et académique, portant ainsi atteinte à la démocratie. L’État de droit est un système institutionnel fondé sur la prééminence du droit sur le pouvoir politique. Il est au fondement des régimes démocratiques et notamment de l’Union européenne, qui identifie cinq piliers majeurs: la primauté du droit, la sécurité juridique, la prévention de l’abus de pouvoir, l’égalité devant la loi et l’accès à la justice. Si la réaction de l’UE s’est voulue rapide et vive dans le cas de la Pologne, elle a été tardive et élusive pour la Hongrie. Comment expliquer un tel écart? L’UE peut-elle tolérer des dérives autoritaires en son sein? Quelles mesures peut-elle adopter face à des membres indisciplinés?
Une érosion graduelle en Hongrie…
Depuis son élection en 2010, le paysage politique hongrois est très largement dominé par son Premier ministre Viktor Orban. Membre du parti conservateur Fidesz, il affiche sans scrupules ses ambitions politiques pour le pays en défendant un modèle de « démocratie illibérale » : oxymore troublant et inacceptable pour l’Europe qui prône un idéal opposé.
Jouissant d’une majorité au Parlement hongrois, Fidesz a la mainmise sur le domaine législatif, qui lui permet donc de modifier les lois aisément. Ainsi, une des premières actions de Viktor Orban en 2012 fut d’imposer une nouvelle constitution en supprimant notamment l’actio popularis, qui faisait de la Cour constitutionnelle hongroise une des cours les plus efficaces d’Europe puisque ce principe permettait à n’importe quel citoyen hongrois de requérir la révision constitutionnelle d’une loi sans aucune exigence que cette loi ne lui fasse défaut. À cela se sont ajoutées de multiples modifications de lois concernant la justice, la presse, la liberté académique ou la liberté d’association astreignant de nouveau les fondements démocratiques.
Diverses manifestations ont eu lieu à Budapest, notamment après la mise en place de la nouvelle constitution, qualifiant le Premier ministre de « Viktateur ». Celles-ci ne faiblissent pas, mais restent inefficaces pour dévier la ligne autoritaire du gouvernement jusqu’à présent.
… abrupte en Pologne
Pourtant exemple d’une intégration européenne réussie au regard de ses performances économiques, la Pologne est désormais un membre inquiétant du point de vue du respect des valeurs européennes. Avec l’arrivée d’Andrzej Duda, membre du parti conservateur PiS (Droit et Justice) à la tête du pays en 2015, la Pologne emboîte le pas à la Hongrie, affaiblissant à son tour son État de droit et sa démocratie. À l’instar de son homologue hongrois, Andrzej Duda s’est attaqué dès son élection à l’indépendance de la justice en mettant un terme au mandat des juges de la Cour suprême, les remplaçant par des juges qu’il estime en adéquation avec la ligne idéologique du parti. Le même stratagème est également utilisé pour la presse avec la substitution des directeurs et rédacteurs en chef de médias ne rendant selon lui pas compte de l’opinion publique.
Réactions inégales de la part de l’Union européenne
Face à ces dérives qui portent atteinte aux valeurs essentielles de l’Europe, la Commission européenne, assurant entre autres la représentation extérieure de l’Union, peine à réagir. Dans le cas de la Pologne, la Commission européenne a répondu de manière rapide et ferme en engageant le processus de surveillance de l’État de droit au début de 2017, soit deux ans après l’arrivée du PiS au pouvoir. Puis, dès le mois de décembre, l’Article 7 du Traité de Lisbonne était enclenché, permettant ainsi de « suspendre les droits de vote d’un État » dérogeant au maintien des valeurs énoncées dans l’Article 2 : « le respect de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit ».
À l’inverse, pour la Hongrie, la réaction de la Commission européenne s’est fait attendre. Alors que Viktor Orban cumulait les dérives autoritaires depuis son arrivée à la tête du pays, il a fallu attendre septembre 2018 pour que l’Article 7 soit engagé, mars 2019 pour la suspension des députés hongrois du Parlement européen, puis décembre 2019 pour que la Hongrie se justifie sur les réformes qu’elle met en place et enfin le 16 janvier dernier pour que la Commission reconnaisse formellement la violation de l’État de droit.
Dans les deux cas, l’érosion de l’État de droit passe par les mêmes stratégies et sonnent le recul de l’exercice démocratique. Comment expliquer une réaction quasi-immédiate dans le cas de la Pologne alors qu’elle s’est fait attendre dans le cas hongrois?
Cet écart de réaction est d’abord lié à la rapidité de l’érosion. Si elle a été brutale pour la Pologne, elle s’est faite de manière progressive et dans la limite du légal en Hongrie, ce qui n’a pas éveillé les soupçons des pays membres, ou tardivement. Seulement, au-delà de la rapidité de l’érosion, le jeu des partis politiques a été crucial. En effet, le parti hongrois Fidesz appartient au Parti Populaire Européen (PPE), qui est majoritaire au sein du Parlement européen et donc très influent. Le PiS à l’inverse appartient au groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) qui est comparativement bien moins influent. Ainsi, le PPE a d’abord choisi de protéger Viktor Orban, préférant « éviter la rupture » avec ce dernier et tenter de limiter sa marge de manœuvre en interne avant de se résoudre à exclure ses députés. Enfin, la Pologne représente également un territoire plus important que la Hongrie autant géographiquement que symboliquement puisqu’en constituant une des frontières de l’Europe l’enjeu stratégique est plus conséquent.
Quels moyens l’UE a-t-elle à sa disposition?
En devenant membre de l’Union européenne, les pays doivent prendre en compte l’acquis communautaire de l’UE, comprenant l’ensemble des lois et traités de l’Union. Parmi eux, le traité de Lisbonne énonçant les Articles 2 et 7 précédemment mentionnés. Seulement, si l’enclenchement de l’Article 7 est symboliquement important, il apporte en réalité peu de changements et risque même d’empirer la situation. En effet, le cheminement de la procédure ne peut être réalisé que si la décision est prise à l’unanimité. Or, dans ce jeu d’alliances, la Hongrie peut compter sur la Pologne et inversement. De plus, c’est un procédé long et complexe qui menace de raviver nationalismes hongrois et polonais à l’égard de l’UE, ce que souhaite éviter à tout prix la Commission en plein contexte de négociation du budget européen.
C’est donc un véritable cercle vicieux qui se met en place puisque pour rester légitime et se proclamer démocratique, l’Europe ne peut se permettre de laisser un tel dérapage s’effectuer. Seulement, l’intervention européenne ne ferait que renforcer le profond ressentiment de ses citoyens envers l’Union et creuserait davantage la division entre institutions et citoyens.
Selon A. Bozoki, qui analyse le cas de la Hongrie, l’UE se trouve alors dans une impasse puisque les fonds structurels et d’investissements qu’elle verse à la Hongrie limitent autant qu’ils soutiennent le régime dans son érosion démocratique. De fait, l’UE verse une importante somme à la Hongrie : 4,049 milliards d’euros, soit 3,43% de son PIB. Destinés à « renforcer la cohésion économique et sociale de l’UE », ces fonds cherchent à améliorer les infrastructures publiques et privées et renforcer l’investissement afin de stimuler la création d’emploi et la qualité de la justice. Par conséquent, si l’appréhension de perdre les aides européennes retient le Fidesz de franchir certaines limites, ces fonds constituent néanmoins un soutien tacite au régime puisqu’au lieu de créer des opportunités et de soutenir des investissements transparents, ils sont utilisés à mauvais escient, alimentant des réseaux de corruption soutenant alors un « régime hybride contraint de l’extérieur ».
Mais alors quelles mesures concrètes l’UE peut-elle mettre en place pour remettre les indisciplinés dans le droit chemin? A-t-elle l’autorité et le pouvoir nécessaire pour le faire? C’est à ces questions que doit répondre Vera Jourova, nouvelle commissaire européenne en charge du portefeuille « valeurs et transparence » de la nouvelle Commission européenne (commission Von der Leyen) qui devra faire du « respect de l’État de droit, de la transparence et de l’indépendance de la justice » sa plus pressante priorité. En effet, l’Union européenne ne peut se permettre d’avoir des pays agissant en passagers clandestins en ce qui a trait à ses valeurs: « l’Europe, c’est un bloc, un bloc de valeurs, un bloc de textes, un bloc d’ambitions » rappelle le Président français Emmanuel Macron lors de sa visite à Varsovie en février dernier. Les avantages économiques de l’UE se doivent d’être indissociables de l’adhérence aux valeurs européennes.
Ainsi, pour mettre un terme à cet opportunisme économique grandissant de la part de certains pays membres et asseoir sa légitimité, l’exécutif européen envisage alors des solutions radicales telles que la conditionnalité des fonds européens en fonction du respect des valeurs de l’Union, notamment la démocratie et l’État de droit. Étant tous deux des bénéficiaires majeurs de l’UE, l’octroi conditionnel de ces fonds aurait alors un impact notable sur leur PIB et devrait donc les inciter à respecter les conditions pour lesquelles ils ont adhéré à l’Union. Mais une fois encore, l’UE est mise face à ses failles car un consensus est requis pour prendre une décision.
Un défi pour les prochains élargissements
Au-delà d’impacter les valeurs européennes, ces dérives mettent en péril les prochains élargissements européens. Si la Serbie est désormais entrée en phase de négociation, l’Albanie et la Macédoine du nord ont essuyé le véto de la France. En effet, le Président français a d’ores et déjà exprimé sa réticence estimant leurs progrès trop maigres pour les considérer comme des États de droit et souhaite réformer l’UE en profondeur avant d’envisager de futurs élargissements.
Déjà fragilisé dans de multiples domaines, c’est au tour de l’idéal démocratique de l’Union d’être éprouvé. C’est sans heurts et sans violence que la Pologne et la Hongrie portent atteinte à l’État de droit et glissent progressivement vers des États illibéraux. Si les sirènes du populisme résonnent une nouvelle fois en Europe, c’est que la culture démocratique n’est pas nécessairement intuitive : pour ces États à l’héritage soviétique, c’est une bataille de longue haleine que la Commission européenne et la société civile doivent s’engager à mener sans relâche.
Image de couverture: montage personnel à partir de photos sous domaine public