Evo Morales, le Roi Déchu
Evo Morales, ex-président de l’État plurinational de Bolivie pendant plus de treize ans, fut élu, dès le premier tour, au suffrage universel en 2005 lors d’élections a priori légitimes. Il est le second président d’origine indigène du continent américain et représente l’accès au pouvoir d’une majorité ethnique dans un pays longtemps divisé entre élite blanche et large classe populaire indigène. Depuis, l’économie nationale semble s’être redressée. Le taux de pauvreté a reculé de 59,9% en 2006 à 34,6% en 2018. L’indice GINI (basée sur une échelle de 0 à 100, plus la valeur se rapproche de 0 plus une société est égalitaire) a diminué de 58,5 en 2005 à 44 en 2017 grâce à une redistribution plutôt efficace des richesses. Cette année, Morales remettait en jeu son mandat pour la troisième fois consécutive.
Les élections du 20 octobre 2019 ont polarisé l’opinion publique. L’adversaire principal de Morales, Carlos Mesa, à la tête du parti politique Comunidad Ciudadana, n’a pas réussi à constituer un bloc uni contre les partisans du régime en place. Un contexte favorable pour Morales car, suite à une nouvelle règle instaurée depuis sa constitution, il suffit d’avoir plus de 40% des suffrages, et plus de 10% d’écart avec le premier adversaire, pour remporter les élections au premier tour. Les estimations pendant le dépouillement le soir du 20 octobre indiquaient un second tour entre Mesa et Morales du Movimiento al Socialismo (MAS). Cependant, à 83% du dépouillement, le système informatique ne fut plus mis à jour. La population est alors immédiatement sortie dans les rues pour exiger de la transparence. En parallèle, des vidéos montrant des manipulations de bulletins de votes tous remplis à la faveur de Morales circulaient sur les réseaux sociaux . Des entrepôts avec des boîtes de bulletins non-dépouillés ont été trouvés dans plusieurs villes du pays, déclenchant l’indignation d’une partie de la population. Pendant la soirée, des tribunaux départementaux électoraux ont été brûlés dans l’ensemble du pays. La contestation est partie des milieux universitaires, Morales a alors affirmé qu’ils étaient venus pour “platita y notita” (pour de l’argent et des bonnes notes) promis par son meilleur ennemi, Mesa. Le lendemain, les résultats actualisés annonçaient que Morales avait plus de 10% d’avance sur Mesa.
Le vendredi 25 octobre, 5 jours après l’élection, le Tribunal Suprême Électoral (TSE) a officiellement concédé la victoire à Morales. L’Organisation des Etats Américains (OEA), les Etats-Unis, l’Union Européenne et les Nations Unies ont demandé un second tour, soulignant un “inexplicable changement de tendance”. Pour ajouter aux soupçons, le vice président du TSE avait démissionné le lendemain de l’élection. La solution trouvée par le MAS fut d’accepter un audit de l’élection par l’OEA qui a eu accès à l’intégralité de la procédure du dépouillement pour vérifier si les résultats de l’élection étaient ou pas, légitimes. L’OEA a statué que les élections étaient biaisées et a recommandé un second tour que Morales avait catégoriquement rejeté. Alors que la rue continuait à gronder depuis 20 jours, la police s’est mutinée en refusant de réprimer les manifestations. Il s’est ensuivi une missive du haut commandement militaire qui enjoignait le président à démissionner pour rétablir la paix. Sans appui militaire, le président savait ses heures comptées ce qui l’a conduit à fuir au Mexique en tant que réfugié politique.
Quelle est la situation actuelle?
A la suite des violences, Jeanine Añez, seconde vice-présidente du Sénat, est devenue présidente par intérim de la Bolivie le 12 novembre au soir. Le mouvement civil des bloqueos a été suspendu avec la promesse de nouvelles élections. Malgré un remarquable élan de cohésion nationale contre le dictateur et un retour au calme, la société bolivienne est plus que jamais fracturée. Les massistes, isolés et en minorité, ont toujours un potentiel destructeur qui pourrait déstabiliser le pays dans les prochains mois. Tout dépendra des propositions des candidats, ceux qui pourront à la fois contenter les indigènes, pro et anti Morales, ainsi que le reste de la population qui attend enfin la prospérité du pays.
Les résultats de la présidence Morales
Morales a enchaîné des années de croissance économique spectaculaire, au dessus des 3%, atteignant régulièrement les 4 voire 5%. Dans une Amérique Latine aujourd’hui atone, ces chiffres impressionnent. Et il le fallait bien car la Bolivie était et reste le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, du moins jusqu’au fiasco vénézuélien. Les deux pôles du pays, La Paz et Santa Cruz de la Sierra, ont été les premiers bénéficiaires de cette prospérité. La capitale administrative s’est dotée du plus grand réseau de téléphérique au monde avec 10 lignes qui quadrillent La Paz et El Alto, sa jumelle perchée à 4000 mètres d’altitude. De son côté, la capitale économique Santa Cruz de la Sierra connaît une flambée immobilière. En outre, des centres commerciaux et de nombreuses franchises internationales témoignent d’une économie croissante et de l’émergence d’une classe moyenne.
Des avancées au prix d’un affaiblissement des institutions
Lors de son premier mandat, Evo Morales a décidé de modifier la constitution politique de l’Etat. Tout d’abord, il fit en sorte de mettre la cause indigène au centre de sa politique. Il renomma l’appellation officielle du pays, République de Bolivie, en État Plurinational de Bolivie, insistant sur la diversité des peuples indigènes dans le pays. Par ailleurs, le fonctionnement des élections a lui aussi été modifié. Auparavant, il s’agissait d’un scrutin à un seul tour pour choisir les parlementaires. Ceux-ci devaient ensuite se concerter entre eux pour élire le président. Le nouveau régime sous Morales mit en place deux tours, le premier pour déterminer les parlementaires à la proportionnelle, et un second afin de mettre face à face les deux premiers partis. Si lors du premier tour, la majorité absolue d’un parti était acquise, alors la présidence lui revenait. C’est ce qui s’est passé pour les deux mandat successifs d’Evo Morales. Quant à son troisième mandat, il l’a fait approuvé par référendum le 25 janvier 2009, après son passage au Congrès en 2007, à travers la mise en vigueur d’une nouvelle constitution.
Une corruption latente
Le 21 février 2016, les Boliviens ont rejeté la demande d’amendement de la constitution pour qu’Evo Morales puisse se représenter une 4ème fois à la fonction suprême de l’Etat. La constitution qu’il a lui même concocté indique noir sur blanc: “La validité de la réforme nécessitera un référendum approuvé”. Or, il a perdu avec un NON qui avait atteint 53,3%. Une façon légitime de lui montrer la porte. Celui-ci n’a pas réitéré pendant quelques mois, mais les Boliviens n’étaient pas dupes et ont lancé le 21F, un mouvement pacifique qui vise à faire respecter les résultats du référendum. Depuis, de nombreuses manifestations symboliques et pacifiques ont marquées la fin du mandat du président, dans les grandes villes comme à l’étranger. Des rappels à l’ordre ignorés par Morales, qui a finalement gagné son droit de participer aux élections à l’aide d’un stratagème saugrenu. En effet, le Tribunal Constitutionnel a validé sa candidature, car la participation à une élection telle établi par la Convention Américaine des Droits de l’Homme, serait un droit politique plus important que la Constitution bolivienne. Dès lors, il s’accordait la possibilité d’être président de façon indéfinie, l’article sur la limite des deux mandats consécutifs devenant alors caduc. Morales tisse alors sa toile autour du pouvoir judiciaire, où les juges sont choisis par le pouvoir exécutif. Une démocratie rongée par la corruption alors que le gouvernement impose d’afficher ‘Nous sommes tous égaux devant la loi’ dans les commerces. Il n’est pas rare de devoir soudoyer les juges pour faire pencher la balance en sa faveur lors d’un procès. Morales l’explique lui même en 2008: “Quand un juriste me dit Evo tu te trompes, ce que tu fais est illégal, je fonce, même si c’est illégal. Ensuite je dis à mes avocats: si c’est illégal faites le nécessaire pour que cela devienne légal; vous avez étudié pour ça.”
La bureaucratie et la corruption de l’administration en deviennent grotesques. Quoique moins commun qu’auparavant, il est toujours possible de verser des pots-de-vins aux policiers. En plus de cela rodent toujours les soupçons d’un ”État-narco”. Morales favorisait régulièrement les cocaleros (producteurs de la feuille de coca, à partir de laquelle on produit la cocaïne) du Chapare puisqu’il était le président de leur syndicat. En 2017, le président a voté la Loi de la Coca qui autorise l’extension des champs du Chapare au détriment des cocaleros des Yungas, peuple moins en faveur de Morales. D’après une étude de l’ONU, 90% de leur production ne partait pas dans les marchés traditionnels. Mais alors où part la coca? On peut clairement se demander que fait l’aéroport de Chimoré dans le Chaparé dans une région qui compte 20 000 habitants. Démesuré avec sa piste de 4000 mètres capable de faire atterrir un A380 et un terminal de 5100 mètres carrés, l’aéroport ne reçoit pourtant que 6 vols par semaine. En plein milieu d’une région productrice de coca, difficile de concevoir que l’aéroport de 34,5 millions de dollars puisse servir à autre chose que le narcotrafic. Ironiquement, il s’agissait également de la base bolivienne de la DEA avant qu’elle ne soit “remerciée” par Morales en 2006. Evo Morales est devenu entre temps un président qui penche vers la mégalomanie. Il avait fait inauguré en 2017 le Musée de la Révolution Démocratique et Culturelle dans le hameau d’Orinoca de 600 âmes sur l’Altiplano, son lieu de naissance. Une construction monumentale au coût exorbitant de 7 millions de dollars, qui est en réalité un musée célébrant sa propre vie, avec une collection de ses objets personnels payés sur le dos des boliviens, qui commencent à réaliser l’importance des dérives budgétaires du gouvernement.
Une mauvaise gestion des ressources
Le premier mandat s’est caractérisé par la reprise en main des richesses boliviennes par le peuple. En tout cas, c’était l’idée. L’exploitation des énergies fossiles fut nationalisée sous la bannière Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos (YPFB). La filiale de Telecom Italia, Entel fut renationalisée également, ainsi que les entreprises d’électricité ou les aéroports (SABSA). Mais ces entreprises n’ont pas eu les retours sur investissements attendus et de fait, ont effrayé les potentiels investisseurs. La capitale a vécu une crise hydrique où plusieurs quartiers ont été coupés de l’eau courante pendant plusieurs semaines. La gestion de la société publique EPSAS est remise en cause. La société n’a averti la population de la baisse du niveau de l’eau du barrage que quelques jours avant sa décision d’en couper l’accès. L’eau s’est évaporée du jour au lendemain. Pourtant, la société était au courant depuis plusieurs mois. Le chef de l’Etat avait plaidé l’ignorance du gouvernement: “Ils ne nous ont jamais averti, jamais alertés… Je présente des excuses aux paceños”. Mais qui a dû payer l’erreur du gouvernement? Certainement pas lui car l’eau fut coupée partout, à part bien sûr au centre-ville où figure la résidence présidentielle. De nouveaux investissements devraient éviter à cette situation de se reproduire, mais les faits témoignent de l’amateurisme du gouvernement. En parallèle de ce scandale, les entreprises chinoises ont été accusées de piller les richesses du pays avec la complicité du président. Des mines au niveau de la montagne Illimani auraient été vendues à un prix dérisoire aux chinois. Des boliviens ont alors manifesté dans la capitale en scandant: “Agua si, chino no!” (De l’eau oui, des chinois non!). Un message d’avertissement pour Evo Morales afin qu’il revienne aux fondamentaux.
Le drame écologique
Le cynisme de Morales s’exprime aussi contre les indigènes. Le territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS), paradis de la biodiversité amazonienne, était protégé de toute activité humaine. Pourtant, en 2011 environ un millier d’indigène du TIPNIS et leurs alliés se sont rendus à pied dans la capitale pour empêcher un projet du gouvernement. Il souhaitait construire une route coupant en deux le parc, territoire ancestral des communautés locales, qui ont peu de contacts avec le reste de la société. Une répression de la police fédérale vers Yacumu dans le département du Béni a laissé plus de 70 blessés, et entamé la ferveur indigène autour de la figure de Morales. Néanmoins, le président a fini par capituler et signer un accord avec les représentants indigènes… Jusqu’au 11 août 2017. Ce jour-là, l’ex-président a promulgué une loi qui a supprimé le statut “intouchable” de ce territoire.
Mais la goutte qui a fait débordé le vase fut les incendies en Amazonie ces derniers mois. Alors que les médias ont surtout évoqué le Brésil, la région de Santa Cruz à l’est du pays a été gravement touchée. Plus de 4 millions d’hectares, l’équivalent de la Suisse, sont partis en fumée en l’espace de deux mois. Un drame pour la forêt primaire de la Chiquitania, irréparable d’après certains biologistes, et qui aurait causé la mort de plus de 2,3 millions d’animaux. A l’origine? Une loi autorisant une augmentation des brûlis de 5 à 20 hectares pour les activités agricoles, ce qui a provoqué la colère de la cacique indigène Beatriz Tapanache: “Je suis inquiète car ce n’est pas possible qu’on laisse sans terre les futures générations. Ce n’est pas juste ! [Evo Morales] dit être un président indigène, mais c’est un dictateur !”. En effet, cet écosystème était essentiel pour les indigènes. Un indigène de Potosi venu aider les rescapés témoigne: “Nous n’avons jamais été derrière Evo Morales car nous aussi, dans les hautes terres, on a porté atteinte à nos droits, nous avons été soumis […] Nous ne le considérons pas comme un indigène, mais comme un colon de coca du Chaparé, car il ne parle pas aymara, ni quechua”.
Une politique sociale inégale
Le volet social a permis la création d’allocations comme la Renta Dignidad, pour les personnes âgées, ou le Bono Juancita Pinto, une prime pour que les enfants aillent à l’école. Mais les effets de celles-ci sont nuancés. Si elle a permis un meilleur taux de scolarité, le taux de travail des mineurs n’a pas progressé. Sans nier les progrès sociaux établis par Morales, ils nourrissent avant tout un clientélisme. Les mesures établies par Morales connaissent également des limites et ne s’étendent pas à l’ensemble des besoins de la population. Les personnes âgées infirmes, venues en fauteuil roulant ou en béquille depuis Cochabamba, à 383 kilomètres de la capitale, ont exigé une allocation mensuelle de 73 $US pour leur invalidité. Leur allocation annuelle de 143 $US restait en effet très insuffisante pour vivre dignement. Malgré plus de 2 mois et demi de manifestations, deux morts et l’humiliation quotidienne par la police, les activistes repartirent bredouille de la ville, sans aucun retour du gouvernement. Le pouvoir avait même ordonné la mise en place de barrières autour de la place Murillo. On voit bien une marque de l’indifférence de l’ex-président pour son peuple.
Aujourd’hui, la Bolivie est en proie à l’instabilité et à d’intenses affrontements entre l’armée et les militants du MAS. Les étals de La Paz se vident suite aux bloqueos des routes menant à la ville. Le peuple paie les conséquences des agissements politiques et si les troubles se poursuivent, l’économie va en résulter profondément marquée. C’est une course contre la montre où seules de nouvelles élections légitimes peuvent mettre un terme à la situation. Or, les partisans de Morales vont tout faire pour ralentir le processus et faire verser le pays dans l’anarchie. De lourdes responsabilités sur les épaules de Jeanine Añez…
Image de couverture: Evo Morales Ayma prononçant un discours dans une tenue traditionnelle. Photo par Samuel Auguste sous licence CC BY-NC-ND 2.0
Edité par Paloma Baumgartner