Exportations d’armes : l’Allemagne a-t-elle des leçons à donner à la France ?
Échange d’un siège français contre un siège européen au conseil de sécurité à l’ONU, mise en commun des forces nucléaires et même rétrocession de l’Alsace à l’Allemagne… Autant de fake news qu’on a pu lire dans la presse et qui ont même été, pour certaines, relayées par des responsables politiques suite à la signature du traité d’amitié franco-allemand d’Aix-la-Chapelle le 22 janvier dernier. Mais une lecture plus sérieuse du texte en question réfute formellement de tels propos. En revanche, l’article 4 qui stipule que « les deux Etats élaboreront une approche commune en matière d’exportation d’armements », a, lui, tout l’air d’une énième fake news. Peut-on en effet parler « d’approche commune » alors qu’à peine trois mois auparavant, Emmanuel Macron répondait négativement à l’invitation d’Angela Merkel à suspendre toute vente d’armes à l’Arabie Saoudite ?
C’est à la suite de l’assassinat sordide du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans les bureaux du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul, que la chancelière allemande avait ordonné la suspension de toute exportation d’armes allemandes vers le royaume wahhabite. Mais au fond, quel lien établir entre ce qui s’apparente davantage à un règlement de compte et l’utilisation d’armement européen ? Aussi cruel le meurtre de monsieur Khashoggi fût-il, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas été écrasé par un char Leopard 2 ni tué par un missile largué depuis un Eurofighter Typhoon…
C’est là l’argument principal avancé par le chef d’Etat français dans sa réponse à son homologue allemande. Les ventes d’armes n’ont “rien à voir avec M. Khashoggi, il ne faut pas tout confondre”, a-t-il déclaré au cours d’une conférence de presse à Bratislava, rendant public son désaccord avec la chancelière.
Comment expliquer alors une divergence si profonde entre les deux signataires du traité d’Aix-la-Chapelle ?
On pourrait penser que la position française s’explique par la place majeure de l’industrie de l’armement dans l’économie nationale. En effet, la France est le troisième exportateur mondial d’armes, derrière les États-Unis et la Russie, l’industrie de l’armement étant un des rares secteurs excédentaires en termes d’exportation. Alors que le commerce extérieur de la France est en déficit chronique, la balance commerciale de l’Allemagne est largement excédentaire (245 milliards d’euros en 2017), et le solde du secteur de l’armement n’est qu’un élément parmi d’autres d’un commerce extérieur florissant.
Mais un élément de poids, tout de même : l’Allemagne comme la France est un des leaders mondiaux de matériels de défense. Avec plus de 6 milliards d’euros de ventes à l’étranger, elle est devenue le cinquième exportateur mondial d’armes en 2017. Les chars Leopard de KMW, les sous-marins ThyssenKrupp ou les fusils d’assaut Heckler & Koch sont prisés dans le monde entier.
Le gouvernement français semblerait par ailleurs plus laxiste envers les fabricants de matériel de défense, dans la mesure où il en est lui-même souvent l’un des actionnaires principaux. L’industrie de l’armement allemande est surtout composée de PME, souvent familiales, sans lien financier avec l’Etat. Malgré tout, chaque licence d’exportation d’armes dont la valeur dépasse deux millions d’euros doit recevoir l’aval des autorités allemandes, faisant de l’exportation d’armes Made in Germany un sujet phare du dialogue parlementaire et un thème politique majeur.
Contrairement à la France, la question des ventes d’armes aux pays en proie à l’instabilité anime depuis longtemps le débat public en Allemagne. De 2009 à 2013, le gouvernement allemand, dominé par les chrétiens démocrates de la CDU/CSU et les libéraux du FDP, mène une politique relativement décomplexée en matière d’exportation d’armements. Mais les élections de 2013 changent la donne. La CDU doit s’allier aux sociaux-démocrates, dont le président, Sigmar Gabriel, est nommé ministre de l’économie. Parmi les conditions imposées par le SPD pour la formation d’une telle coalition figure l’arrêt progressif des ventes d’armes.
A la suite des dernières législatives en 2016, la chancelière doit composer avec l’Alliance 90 / Les Verts en plus du SPD, faute d’une majorité à l’hémicycle. Cette nouvelle coalition, dans la lignée de la précédente, adopte une position encore plus radicale sur la question. Autant dire, que la marge de manœuvre de la chancelière est pour le moins réduite.
La progression des partis écologistes et pacifistes traduit aussi l’indignation grandissante de l’opinion publique allemande face à l’utilisation d’armements exportés vers certains pays peu recommandables. En 2011, la décision d’autoriser la vente de 200 chars Léopard 2 à l’Arabie Saoudite a soulevé de vives polémiques dont la presse s’est fait l’écho. Plus de quarante articles sont parus dans les journaux allemands, la quasi-totalité mettant en avant l’argument des droits de l’homme contre l’exportation des chars. Mais en France, les contrats d’armement suscitent bien moins d’émoi dans l’opinion. En 2013, la signature d’un contrat de plus d’un milliard d’euros entre les industriels français et l’Arabie Saoudite pour la rénovation de quatre frégates et de deux pétroliers-ravitailleurs, n’a été mentionnée dans la presse que par trois articles, aucun d’entre eux ne parlant de droits de l’homme ou ne suggérant que le contrat pourrait être controversé. Et ce n’est que très récemment que les responsables politiques ne se sont emparés de ce sujet, alors que la guerre au Yémen fait rage depuis 2015.
Inscrire la régulation des ventes d’armes dans le débat public ne signifie pas pour autant changer la politique effective d’exportation. Ainsi, en 2013, Sigmar Gabriel affichait publiquement une politique de régulation ultra restrictive des exportations de matériel militaire. Simple affichage cependant, comme le révélera, quatre en plus tard, une enquête de la chaîne de télévision allemande ARD selon laquelle le gouvernement auquel appartenait M. Gabriel aurait accordé un nombre record de licences d’exportation vers des pays du Moyen-Orient.
Côté français, peu d’informations sont rendues publiques. Le rapport parlementaire annuel sur le sujet est quelque peu laconique et s’apparente davantage à une brochure publicitaire qu’à un outil de transparence pour les ONG. Mais à en croire les autorités, tous les contrats sont scrupuleusement étudiés et en tous points conformes aux nombreux traités communautaires et internationaux que la France a signés. Depuis le protocole de Genève en 1926 le pays participe à 26 programmes d’encadrement du contrôle des armes et, en tant que membre de l’UE et de l’ONU, il est également soumis à des embargos sur 15 pays et 7 forces non-gouvernementales.
Parmi les plus récents de ces accords, le Traité sur le commerce des armes ratifié en 2013 interdit tout transfert d’armes susceptibles de « commettre une violation grave du droit international des droits de l’homme ou à en faciliter la commission ». Toute arme servant à tuer, ne porte-t-elle pas atteinte par définition au premier des droits de l’homme, celui de vivre ? Ces traités ne seraient-ils pas le symbole d’une hypocrisie généralisée ?
En fin de compte, la divergence entre les deux pays sur le sujet des ventes d’armes ressemble plus à une différence de niveau d’hypocrisie. En France, face à une opinion publique plus préoccupée par le chômage ou le niveau de vie, le président peut afficher un certain pragmatisme qui contraste avec la position officielle hypocrite de la chancelière allemande, soucieuse de ne pas heurter une opinion publique très sensibilisée.