Faire la paix avec les femmes colombiennes
Deux ans après les accords de paix signés entre le gouvernement colombien et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), le premier scrutin local du dimanche 27 octobre est devenu le plus violent depuis le désarmement des groupes d’insurgés. Les candidates, au coeur des polémiques politiques, sont notamment victimes d’injures, de menaces de morts, d’abus sexuel, d’attentats et d’homicides pour le simple fait de se présenter aux élections. Dans ce pays assombri par 52 années de guerre, la reconstruction durable souhaitée tarde à se concrétiser. Dans ce contexte d’essor et de renouvellement politiques, les femmes continuent de se battre pour leur place au sein de la société, mais à quel prix?
« Je déteste la politique, car n’importe quel homme peut casser ma porte et entrer chez moi! » Tels sont les propos de la militante pour le droit de la migration Luz Polo, victime d’effraction à domicile. Telle est la réalité de nombreuses femmes qui se mobilisent afin d’obtenir une place au sein de la vie politique colombienne. Pourtant, des politiciennes dévouées et passionnées décident tout de même de prendre leur place et de lutter : Karina Garcia, candidate pour les élections régionales de la ville de Suarez, a développé une campagne électorale orientée autour de principes pacifiques, pour une « politique honnête » en donnant une place aux communautés minoritaires et en défendant les droits humains. Issue du Parti Libéral qui dominait, avec le Parti Conservateur, la scène politique depuis de nombreuses décennies et aspirante à devenir la première mairesse de Suarez, Garcia était destinée à remporter ces élections. Au fil de sa campagne, elle recevait beaucoup de menaces de morts par les habitants de la ville. Alors qu’elle refusait de céder à ces menaces, celles-ci se sont concrétisées lors de la nuit du 2 septembre, lorsqu’elle a été la cible d’un attentat avec armes de calibre puissant, qui a pris sa vie, ainsi que celles de sa mère et de quatre autres personnes.
Les meurtres ciblant les femmes en politique ne sont pas rares en Colombie. Pour ajouter aux cas de Polo et Garcia, deux femmes du département de Putumayo qui prévoyaient se présenter aux élections ont été tuées le même jour que la déposition de leur candidature, en février 2019. Face à de multiples menaces de mort impliquant sa famille, Maria Angulo, une candidate du département de Tumaco, a renoncé à sa candidature.
Ce que nous permet de comprendre les violences systémiques contre les femmes en politique, c’est que la société colombienne refuse que celles-ci occupent des positions décisionnelles pouvant leur permettre de transformer la société. Etant victimes d’injustices autant économiques, politiques que sociales, ce traitement misogyne est donc la conséquence de l’inégalité structurelle. Ceci affaiblit leur position et permet à d’autres groupes, entre autre les FARC, de bénéficier de leur impuissance pour mieux soutenir leur cause.
La militante Luz Polo décrit les obstacles auxquels font face les femmes de la manière suivante: « La violence contre les femmes est une tentative pour rétablir les valeurs traditionnelles que les féministes et les femmes en politique veulent éradiquer, mais qui sont si profondément inculquées au sein de la société. » En effet, les valeurs patriarcales impliquent que la place de la femme demeure restreinte à la sphère privée. Par conséquent, les coutumes et la pression sociale font en sorte que la femme peut difficilement occuper des positions qui lui permettraient de prendre des décisions qui auraient un impact sur toute la société.
Voilà un constat déplorable, d’autant plus qu’il se confirme à travers toutes entreprises que les femmes initient dans la sphère publique. Au niveau de l’économie, on note que les femmes, plus que les hommes, travaillent davantage dans le secteur informel, n’ayant qu’un accès secondaire au marché du travail qui privilégie les hommes. Elles doivent donc développer des petites activités commerciales non-régularisées par des institutions officielles. Leur situation économique devient alors précaire puisque le secteur est instable. Durant les années de guerre, les femmes complétaient « une triple journée de travail, » explique Margarita, qui se rappelle que plusieurs femmes perdaient leurs époux à la guerre et qu’ainsi, en plus de s’occuper de la maison et des enfants, elles devaient également gérer seules les finances. Il est évident que l’accès difficile aux réelles opportunités économiques viennent amplifier les obstacles sociales que les femmes rencontrent déjà.
Malgré le fait que les femmes soient plus éduquées que les hommes en Colombie, suite à l’obtention du diplôme, plusieurs ne parviennent pas à trouver d’emploi. Le taux de chômage s’élève à 13% pour les femmes et près de la moitié pour les hommes, soit 7% selon un recensement en 2014. Les femmes peinent à trouver un emploi autant dans le secteur formel que dans la fonction publique.
La loi 581 ou « Loi de Quota », sanctionnée en 2000, imposant la participation de 30% de femmes dans les listes électorales des partis politiques, a permis une réelle amélioration de la représentation des femmes dans la fonction publique. Davantage de femmes sont dorénavant représentées dans les secteurs publics tels que l’agriculture et le développement rural, la culture et l’éducation. Toutefois, ce sont dans les régions locales que le manque d’applications permet une dérogation à la loi et aux sanctions subséquentes. En effet, on retrouve 17% de députées et 10% de mairesses en 2015. De plus, selon un reportage des programmes des Nations Unies pour le Développement (PNUD), on observe que le pourcentage de femmes gestionnaires dans un cadre supérieur est presque nul, et cela dans toutes les branches du gouvernement, y compris la branche exécutive. Il s’avère donc que la femme, représentée en politique et faisant davantage partie de la sphère publique, n’occupe encore une fois aucune position qui lui permettrait de changer le statu quo et d’ainsi redresser l’inégalité de pouvoir entre l’homme et la femme.
La solution paraît évidente, il suffit de permettre aux femmes d’avoir des rôles plus stratégiques. Pourtant, en pratique, la tâche est complexe et le défi de taille; les FARC, qui ont dominé la Colombie pour plus de 50 ans, détiennent un avantage considérable à ce que les femmes soient traitées comme des citoyennes de seconde classe. Ainsi, leurs intérêts demeurent un obstacle considérable à l’émancipation des femmes.
Les structures sociales actuelles qui contraignent les femmes sont donc en partie héritées de ces longues années de guerre civile. En effet, l’histoire des années de guerre illustre une stratégie clé des FARC. Les insurgés attaquaient les femmes et les personnes vulnérables dans le but d’accentuer la pression sur le gouvernement afin qu’il agisse de manière imminente pour dénouer le conflit et acquiescer aux requêtes des FARC. Par conséquent, les femmes sont devenues des outils de guerre pour les groupes armés.
Malgré les accords, depuis le mois d’août plusieurs anciens combattants se sont réarmés et se sont unis contre le gouvernement, l’accusant de trahison pour avoir manqué aux obligations sous les conditions des accords de paix, soit la mise en place des programmes de réintégration et de formations professionnelles. Toutefois, le réel enjeu pour les successeurs des FARC, et qui découle en une oppression continue des femmes, est le trafic de drogues. C’est dans cette optique qu’aujourd’hui les FARC ciblent les femmes en politique, cherchant à brider leur présence au sein de positions décisionnelles et stratégiques, prétendant qu’elles ne sont pas compétentes pour occuper ces positions. En réalité, les force armées, qui oeuvrent principalement dans les régions rurales, s’opposent aux politiciens qui n’adhèrent pas à la contrebande de cocaïne, foisonnante justement dans les milieux ruraux. La violence et les menaces contre Garcia et Angulo, deux politiciennes qui s’opposaient au narcotrafic, s’expliquent donc en partie ainsi. Sans la possibilité d’agir de manière aussi violente envers les femmes, les groupes armés ne pourraient pas mettre la pression sur le gouvernement et la population, comme il a pu le faire depuis plus de 50 ans.
Ainsi, à travers l’approche structurelle, on comprend que la violence contre les femmes en politique s’explique par des résistances sociales, économiques et politiques, l’empêchant de prendre de réelles positions de pouvoir. Cette résistance est l’héritage désolant de 52 années de guerre, durant lesquelles le traitement des FARC envers les femmes les a marginalisées, en plus de propager et de cristalliser les valeurs patriarcales se retrouvant à la fondation morale de cette répression.
À présent, seul le gouvernement peut tenir les rênes et décider du destin de la Colombie. Le bureau d’Ivan Duque, chef d’état actuel, ne peut qu’être légitime en son rôle s’il répond adéquatement aux promesses qu’il tient envers sa population, notamment envers les femmes, mais surtout envers les anciens combattants. Par rapport aux femmes, il faut à tout prix de meilleurs mécanismes pour renforcer les lois en place, entre autre la Loi du Quota, mais aussi adopter de nouvelles lois qui imposeront la présence des femmes au sein des positions stratégiques. Le gouvernement se doit de répondre à ses obligations afin que le processus de paix gagne de la crédibilité aux yeux des anciens combattants qui perdent peu à peu espoir en leur gouvernement.
En permettant à la femme d’accroître son statut légitime au sein de la société, les forces armées seraient déjà considérablement affaiblies, et la Colombie aurait pour la première fois depuis l’indépendance un véritable espoir de construire une paix durable. Après tout, « una mujer, une esperanza », comme l’évoquait si bien le slogan de Karina Garcia, car cette lutte pour la paix ne peut absolument pas aboutir sans les femmes.
Image de couverture: Policarpa Salavarrieta, héroïne des mouvements d’Indépendance en Colombie et symbole de l’émancipation de la femme colombienne, 1855. (Domain publique)
Edité par Charles Lepage