Gilets Jaunes: la banalisation du complotisme par les discours populistes
Parce que le mouvement des Gilets Jaunes est apparu spontanément et qu’il se prolonge au-delà de toutes prédictions, les commentateurs politiques n’ont cessé de le caractériser d’« inédit ». A ses débuts, on reprochait au mouvement de ne pas faire sens, de ne pas avoir de revendications claires, et de réunir en son sein des français aux intérêts divers et contradictoires.
Les acteurs politiques et les médias n’ont pas immédiatement compris les Gilets Jaunes. Ce mouvement n’était pas celui d’une frange définie de la population, d’un parti politique, ou d’un syndicat. Il n’était pas un éclat de colère transitoire de la part de « gaulois réfractaires » qui « oublient le sens de l’effort » selon les mots du Président lui-même. Il s’agit de la colère d’une France contre une autre : celle d’« en-bas » contre celle d’« en-haut ».
Si ce clivage n’est pas nouveau -les mouvements Boulangiste (fin du XIXème siècle) et Poujadiste (années 1950) s’appuyaient déjà sur un rejet des élites-, le mouvement des Gilets Jaunes est résolument un produit de l’environnement politique français des dernières années. Il est une conséquence directe des discours populistes de tous les bords politiques, qui ont fabriqué cette représentation simplifiée de la société française: un schéma qui discerne les français d’en-haut travaillant pour leurs intérêts particuliers, et les « exploités » d’en-bas.
On assiste alors à un nouveau mépris de classe qui ne s’appuie pas sur un rejet des élites capitalistes mais des élites tout court, dont on a du mal à comprendre qui en fait partie. Les médias certainement, les grands patrons aussi, les personnalités politiques d’avantage encore. Dans un contexte où une grande partie de la population vit dans des conditions socio-économiques difficiles, c’est eux qui ont été désignés comme les grands coupables. Il appartient à chacun d’apprécier si ce rejet des élites est fondé ou non. Mais, partout où règne la haine, existe le danger. Il est alors essentiel de comprendre d’où vient ce sentiment. Parmi les causes les plus évidentes figurent la réalité économique de ces travailleurs en difficulté, ou le manque de pluralisme dans les médias, qui donne à ces français le sentiment de ne jamais voir leurs opinions représentées. Le mouvement des Gilets Jaunes est alors la manifestation d’une crise de légitimité des institutions au sens large.
Mais comment expliquer que le mouvement éclate maintenant? S’il est évident que le comportement et la personnalité d’Emmanuel Macron ont cristallisé cette haine du « puissant », elle est aussi la conséquence d’une rhétorique populiste qui s’est élargie à tous les bords politiques ces dernières années, notamment lors de l’élection présidentielle de 2017. L’idée selon laquelle les élites politiques et économiques travaillent à la protection de leurs intérêts particuliers avec la complicité des médias est le fruit d’un discours dangereux à la fois populiste et populaire.
Dans l’idéal démocratique, les médias représentent le garde-fou contre les fausses informations et les abus de pouvoir politique. Depuis quelques années, ils sont régulièrement dépeints par des femmes et hommes politiques comme les complices de leurs opposants : ils ne sont donc plus considérés comme une source d’information indépendante du pouvoir politique. Cette diabolisation des médias par la classe politique ne répond à aucune logique de partis : François Fillon, Marine le Pen, ou encore Jean-Luc Mélenchon ont notamment usé de cette rhétorique alors qu’ils étaient accusés de délits divers pendant des échéances électorales. Mais le Front National et la France Insoumise, les deux partis qui soutiennent aujourd’hui le mouvement, ont particulièrement nourrit ce discours dangereux, en accusant les médias de « rouler pour Macron » en ce qui concerne Marine le Pen, ou en déclarant que « la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine » pour Jean-Luc Mélenchon. Plus récemment, une députée France Insoumise déclarait dans une émission politique qu’il lui était déjà arrivé d’avoir eu « envie de péter la gueule à un journaliste ». Le complotisme est désormais une arme populiste de certains représentants politiques, et cette instrumentalisation dangereuse de la méfiance des citoyens envers leur gouvernement et les médias se ressent dans le mouvement des Gilets Jaunes.
Dans toute société démocratique, le dialogue est rompu dès lors que les journalistes ne sont plus conçus comme des interlocuteurs crédibles. La porte est alors ouverte à toutes les allégations, car le concept traditionnel de la source fiable est perverti. Un témoignage d’un camarade Gilet Jaune vaut alors plus qu’une information relayée par une chaîne de télévision. En conséquence, le complotisme fait partie intégrante de ce mouvement, puisque la crise de légitimité des institutions accorde de la crédibilité à toute supposée « vérité qui dérange » volontairement cachée au peuple.
Le mouvement des Gilets Jaunes tout entier se base sur le rejet d’un supposé complot des élites politiques et des journalistes pour préserver les intérêts des « puissants ». A titre d’exemple, l’attentat du 11 décembre à Strasbourg a été présenté par Maxime Nicolle, figure très médiatisée des Gilets Jaunes, comme un complot gouvernemental pour faire cesser le mouvement et justifier la répression policière des manifestations. L’idée d’une collusion entre le gouvernement et les médias s’étant banalisée au fil des discours depuis plusieurs années, cette opinion a été très populaire au sein des groupes Facebook des Gilets Jaunes. La Fondation Jean Jaurès vient de publier une enquête sur la popularité des thèses complotistes chez les français dans laquelle figurait une question sur l’attentat de Strasbourg.
Les résultats de ce sondage sont accablants: seuls 65% des français affirment avec certitude que l’attentat a bien été perpétré par un membre de l’Etat Islamique, et 10% sont certains qu’il s’agissait d’un complot gouvernemental pour fragiliser le mouvement des Gilets Jaunes.
En plus de cette défiance à l’égard du gouvernement, les journalistes sont régulièrement visés par la colère des manifestants depuis le début du mouvement: plusieurs d’entre eux ont été agressés, notamment à l’occasion de l’acte IX du mouvement le 12 janvier lors duquel une équipe de quatre journalistes du groupe TF1 ont été violemment pris à partis. Il est important de préciser que ces violences ne sont pas cautionnées par la majorité des Gilets Jaunes, mais elles témoignent d’un sentiment général de méfiance à l’égard des journalistes. La Fondation Jean Jaurès, publiera dans les prochains jours un nouveau rapport plus précis sur le complotisme au sein du mouvement des Gilets Jaunes.
S’il est difficile de reprocher à des personnes qui vivent dans le désespoir d’y accorder du crédit, il est nécessaire de pointer du doigt ceux qui ont fabriqué ce schéma simplifié et manichéen du pouvoir, et qui instrumentalisent la colère légitime qu’il véhicule.