HSBC: Des dealers d’ecstasy au trafiquant d’armes israélien
Enquête. Dès 2002 et au moins jusqu’en 2007, HSBC Private Bank a été le théâtre d’une alliance entre des dealers d’ecstasy d’Atlanta et un trafiquant d’armes israélien, ex-fournisseur d’Al-Qaïda désigné comme blanchisseur de cartels mexicains.
Le jour baissait sur la banlieue d’Atlanta, ce lundi 22 mars 2004, quand la voiture de patrouille du sergent Sean Mahar s’arrêta au feu, juste derrière la Mercedes. Deux femmes aux longs cheveux noirs étaient assises à l’avant. La passagère portait sa ceinture, mais le policier pouvait observer celle de la conductrice qui pendait le long de la portière.Lorsque la Mercedes reprit sa route vers le nord sur Buford Highway, le sergent Mahar resta dans son sillage. Après 200 mètres, il enclencha son gyrophare. La voiture tourna aussitôt à gauche sur le parking d’un supermarché asiatique, au coin de McClave Drive, et roula sur la première place libre.
La conductrice présenta un permis au nom de Jenny Nguyen. La passagère parlait nerveusement au téléphone dans une langue que le sergent ne comprenait pas. Elle semblait chercher quelqu’un du regard. Le policier demanda l’autorisation de fouiller le véhicule. Dans le coffre, les liasses de billets étaient soigneusement rangées dans deux cartons blancs et un sac en plastique, triées par coupures de 10, 20, 50 et 100 dollars, et attachées par des élastiques. Ce jour-là, la voiture de Jenny Nguyen contenait 414 870 dollars provenant de la distribution d’ecstasy dans les rues d’Atlanta par un gang vietnamien.
Lorsque le sergent Mahar stoppa leur course au coin de Buford et de McClave, les liasses étaient en partance pour les comptes 31241 et 14025 chez HSBC Private Bank, à Genève. Elles devaient y être envoyées, comme beaucoup d’autres avant elles, par dizaines de petits virements depuis des bureaux de transferts de fonds indépendants, comme An Chau Services ou HO Express.
Les données volées à la banque par l’informaticien Hervé Falciani, dont Le Monde et le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont obtenu copie, montrent que les comptes en question appartenaient à deux diamantaires: Anh Ngoc Ngyuen, alias «Lenny», établi à Toronto, et Alain Lesser, basé à Anvers, en Belgique.
Le premier collectait l’argent envoyé depuis Atlanta et achetait des diamants via le second. Les pierres étaient ensuite acheminées au Vietnam pour être remises à un individu appelé «Uncle Five».
Quelques jours après l’arrestation de Jenny Nguyen, les relevés des deux comptes portant l’entête de la banque suisse ont été retrouvés, lors d’une perquisition dans une maison d’Atlanta, avec des diamants, des liasses de billets et un pistolet Beretta 9 mm.
L’enquête sur les dealers d’ecstasy vietnamiens, appelée «opération Candy Box», durait depuis plus d’un an. L’agence antidrogue américaine, la DEA, avait dû ruser pour parvenir à ses fins. L’arrestation de Jenny Nguyen au coin de Buford et de McClave, par exemple, ne devait en fait rien au hasard.
Une heure avant de se ranger derrière la Mercedes, le sergent Mahar avait reçu les instructions de l’agent spécial de la DEA Kenneth McLeod dans une station-service. Il lui avait demandé de trouver un prétexte pour arrêter la voiture de Jenny Nguyen, qu’il savait remplie d’argent de la drogue grâce aux écoutes téléphoniques. Ce contrôle inopiné devait permettre aux enquêteurs d’accumuler des preuves, tout en évitant de trop inquiéter le clan juste avant le coup de filet. En oubliant de boucler sa ceinture, Jenny Nguyen n’avait fait que faciliter la tâche du sergent Mahar.
Dix jours plus tard, l’«opération Candy Box» débouchait sur 130 arrestations, la saisie de 400 000 pilules d’ecstasy, d’un stock d’armes et de 6 millions de dollars en liquide. Le réseau distribuait de la drogue depuis le Canada vers 18 villes des États-Unis, au moins depuis 2002.
Le client est roi
La blanchisseuse en chef du réseau, Thi Phuong Mai Le, était surnommée «l’abeille reine» ou «gros nichons» par ses associés. Cette Vietnamienne de 38 ans était capable de blanchir 5 millions de dollars par mois, selon le FBI. Les autorités américaines estiment qu’au moins 8 millions auraient transité par HSBC Genève. Thi Phuong Mai Le a écopé de quinze ans de prison en 2008.
De leur côté, les deux diamantaires clients de HSBC ont pu poursuivre leurs affaires tout tranquillement. En janvier 2005, neuf mois après l’envoi de la demande d’entraide américaine qui l’impliquait dans l’«opération Candy Box», les banquiers de HSBC proposaient à Alain Lesser de créer une société offshore pour mieux échapper au fisc belge.
Dans le cas d’Anh Ngoc Nguyen, le diamantaire de Toronto qui recevait directement sur son compte suisse les fonds issus du trafic, les banquiers de HSBC ont poussé la complaisance encore plus loin. Lorsque les Etats-Unis ont demandé à la Suisse de bloquer les 300 000 dollars qu’il détenait chez HSBC, la banque lui a recommandé de s’adresser à l’étude d’avocats Baker & McKenzie pour s’y opposer.
Rodolphe Gautier, 28 ans, troisième au concours d’art oratoire des jeunes avocats genevois de 2001, amateur de voile et spécialisé dans la criminalité en col blanc, est parvenu à faire lever temporairement le séquestre en invoquant un vice de forme. L’Office fédéral de la justice avait omis de respecter un délai de recours de septante-deux heures.
A ce stade, HSBC aurait pu demander à son client diamantaire de débarrasser discrètement le plancher, et d’aller blanchir son argent ailleurs. Mais pas du tout.
Dès la levée du séquestre, la banque a permis à Anh Ngoc Nguyen d’ouvrir un deuxième compte, et d’y transférer les fonds visés par les autorités américaines. Le diamantaire en avait profité pour faire disparaître 200 000 dollars au passage. Il a fallu des mois de procédures entre les Etats-Unis et la Suisse pour faire saisir le deuxième compte. En 2007, date à laquelle s’arrêtent les données volées par Hervé Falciani, Anh Ngoc Nguyen était toujours client de la banque genevoise.
S’il a pu se jouer aisément des autorités suisses, le diamantaire de Toronto a eu la partie moins facile une fois assis dans une salle d’interrogatoire face à l’agent spécial McLeod. Inculpé et arrêté lors d’un séjour aux États-Unis avec sa famille, il a vite craché le morceau.
Les conséquences de ces aveux sont accablantes pour HSBC. La piste donnée par Anh Ngoc Nguyen aux enquêteurs de la DEA révèle que la banque suisse n’avait pas seulement hébergé les fonds d’un gang de dealers vietnamiens. En réalité, ses coffres avaient servi de base arrière, pendant des années, à une coopérative du crime où le blanchiment de l’argent de la drogue, le commerce des diamants et le trafic d’armes se complètent et se renforcent mutuellement. La confession du diamantaire allait également permettre aux enquêteurs de la DEA de retrouver la trace d’un trafiquant d’armes israélien auquel ils s’intéressaient depuis 2001.
Anh Ngoc Nguyen a expliqué qu’un de ses principaux partenaires dans le système de blanchiment par l’achat de diamants était un homme qu’il avait rencontré peu après l’ouverture de son compte en Suisse, en 2002, et qu’il ne connaissait que sous le nom de «Moshe».
La DEA avait déjà des raisons de se douter de son identité. Pour en avoir la certitude, les enquêteurs ont présenté huit photos d’identité à Anh Ngoc Nguyen. Son doigt s’est posé sur celle de «Moshe», dont le véritable nom est Shimon Yelinek.
Une fois cet homme identifié, l’enquête américaine a pris un nouveau tour, et l’agent spécial McLeod a rapidement été rejoint par deux nouveaux collègues. En échange de sa collaboration, les poursuites pour blanchiment lancées contre Anh Ngoc Nguyen ont été abandonnées par le gouvernement en 2010.
Trafics d’armes
Les données subtilisées par Hervé Falciani montrent que Shimon Yelinek, né en Israël le 23 janvier 1961, était un fidèle client de la Republic National Bank d’Edmond Safra depuis 1995. Impliqué dans d’importants trafics d’armes dès 2001, il a pu maintenir ses comptes auprès de HSBC Private Bank au moins jusqu’en 2007. Ils abritaient un peu plus de 860 000 dollars à cette date.
A l’époque de ses premiers exploits, Shimon Yelinek avait 40 ans. Il était installé avec son épouse, Limor, au 23e étage de l’Edificio Mirage, une des plus hautes tours de Panama City, avec vue sur la vieille ville coloniale de l’autre côté de la baie. Il se faisait appeler «Mr. Simon», et utilisait le code «Sierra» pour répondre au téléphone.
Le nom et un numéro de «Mr. Simon» étaient apparus en 2001 sur une note manuscrite trouvée à Anvers lors d’une perquisition de la justice belge qui enquêtait sur un trafic d’armes et de diamants entre le Liberia et la Sierra Leone.
Ce réseau avait permis à Al-Qaïda d’échapper aux blocages de ses comptes bancaires par les autorités américaines en achetant pour des dizaines de millions de dollars de pierres précieuses peu avant les attaques du 11 septembre. C’est le FBI qui avait révélé l’identité de Shimon Yelinek à la justice belge, à partir du numéro de téléphone trouvé sur la note.
Le principal organisateur de ce réseau était un diamantaire et trafiquant d’armes chiite libanais, Aziz Nassour. Et, là encore, la piste remontait vers Genève. Les données volées par Hervé Falciani révèlent qu’Aziz Nassour détenait lui aussi un compte auprès de la Republic National Bank depuis 1991. Il l’avait fermé en 1997, juste après que Shimon Yelinek y eut ouvert les siens. Ce dernier n’a jamais été poursuivi pour ses liens avec les fournisseurs de diamants d’al-Qaida. Curieusement, c’est une autre affaire qui a failli causer sa chute.
Le 7 novembre 2001, le cargo Otterloo portant pavillon panaméen déchargeait 14 conteneurs remplis de 3117 kalachnikovs et de 5 millions de cartouches dans le port de Turbo, en Colombie. Les armes provenaient d’un stock de l’armée du Nicaragua. Sur le papier, le chargement était destiné à la police de Panama. L’Israélien s’était arrangé pour les faire livrer à leur véritable destinataire: la milice paramilitaire colombienne des «AUC», spécialisée dans les laboratoires de cocaïne et le transport maritime de la drogue.
Malheureusement pour lui, cette livraison allait s’ébruiter et connaître un retentissement mondial sous le nom d’«affaire Otterloo». Un an plus tard, en novembre 2002, Shimon Yelinek se faisait passer les menottes à l’aéroport Tocumen de Panama City.
Dès cette date, HSBC ne pouvait plus ignorer le pedigree de son client. Les connexions de Shimon Yelinek avec le réseau d’Aziz Nassour et al-Qaida avaient été révélées fin 2002 par le Washington Post. La presse internationale avait aussi largement relayé son arrestation à Panama dans l’«affaire Otterloo». Or, les données en notre possession montrent que Shimon Yelinek a pu garder ses comptes suisses durant toute cette période, et encore bien des années plus tard.
Il y a plus surprenant encore. L’enquête de la DEA dans l’affaire des dealers vietnamiens d’Atlanta a révélé que c’est grâce à des comptes qu’il contrôlait chez HSBC Private Bank que Shimon Yelinek est parvenu à acheter sa sortie des geôles panaméennes en 2004.
Le détail des transferts opérés depuis le compte d’Anh Ngoc Nguyen a montré que 465 000 dollars versés à Shimon Yelinek par les dealers ont été à leur tour virés au Panama, en 2003, via une autre banque suisse. L’un des destinataires de ces fonds était l’avocat de Shimon Yelinek dans l’«affaire Otterloo». Et ce demi-million de dollars venu de Suisse n’avait certainement pas servi qu’à régler ses honoraires.
En avril 2004, comme par magie, la Cour suprême de Panama abandonnait les poursuites contre Shimon Yelinek. Dans un câble diplomatique dévoilé par WikiLeaks, le chargé d’affaires de l’ambassade des Etats-Unis à Panama décrivait alors l’abandon de la procédure contre l’Israélien comme «un nouvel exemple de la corruption des tribunaux panaméens». Il estimait que cette gangrène atteignait un tel niveau qu’elle représentait carrément «un danger pour les intérêts des Etats-Unis». Le câble indiquait aussi que la DEA continuait de s’intéresser de très près au trafiquant d’armes.
Les résultats de cette enquête sont tombés sept ans plus tard. Le 23 février 2011, le Département américain du Trésor a inscrit le nom de Shimon Yelinek tout en haut d’une liste de sanctions internationales visant le réseau de blanchiment du sinistre cartel mexicain de Sinaloa, un des syndicats du crime les plus puissants du monde.
Bien qu’il ne soit inculpé d’aucun crime à ce jour, cette mesure impose à toutes les banques de bloquer les avoirs de Shimon Yelinek et de les annoncer aux autorités américaines. Le Département du Trésor est allé jusqu’à étendre ces sanctions à la société de son épouse, active dans le commerce d’habits pour enfants.
La banque HSBC n’a pas voulu dire si les comptes dont son embarrassant client disposait entre 1995 et 2007 étaient toujours actifs quand les sanctions américaines ont finalement été prononcées, en 2011.
Les États-Unis n’ont pas donné d’indications précises sur la mise en cause de Shimon Yelinek avec le cartel de Sinaloa. Selon le Bureau international des narcotiques (NIL), une agence américaine antidrogue, ces liens étaient très anciens. L’«affaire Otterloo» de 2001, notamment, aurait été réalisée avec l’aval de l’organisation mexicaine.
Si ces soupçons se confirment, HSBC pourrait avoir à expliquer un jour pourquoi sa filiale de Genève a abrité, sans rien dire, un homme dont elle connaissait depuis des années l’implication dans des trafics de drogue et d’armes, notamment avec Al-Qaïda. Et qui s’est finalement révélé être un des plus proches blanchisseurs des barons mexicains.
Enquêtes en cours
Plusieurs chefs du cartel ont été arrêtés aux États-Unis et au Mexique ces derniers mois. Leurs procès devraient débuter sous peu. Interrogés par L’Hebdo, la DEA et le Département du Trésor ont refusé de commenter des «enquêtes en cours».
Le gérant de HSBC en charge de la relation avec Shimon Yelinek, M. B., faisait partie de la division MEDIS (Méditerranée-Israël). Il a quitté la banque en 2012 après la liquidation forcée du «desk» et de toute sa clientèle. M. B. a rapidement retrouvé du travail auprès d’une banque privée genevoise. Il n’a pas répondu à nos messages laissés à son domicile. Shimon Yelinek vivrait aujourd’hui en Israël avec son épouse et ses enfants.
Thi Phuong Mai Le, «l’abeille reine» du gang vietnamien, a été extradée depuis les États-Unis et rejugée au Canada en août 2013. Elle s’est effondrée en larmes à la barre, s’excusant auprès de sa fille qu’elle n’avait plus revue depuis son arrestation, dix ans auparavant. La petite avait alors 6 ans.
Cette article est le résultat de la collaboration entre la Revue Internationale de McGill (Aliaume Leroy) et l’Hebdo (François Pilet et Marie Maurisse).
Lien pour l’article de l’Hebdo: http://www.hebdo.ch/hebdo/cadrages/detail/Swissleaks-jenny-nguyen-falciani-fraudeurs-narcodollars-cash-coke-diamants-arme