Indulgence ou sanctions: le dilemme de l’Europe face à l’affaire Khashoggi
Ce 2 octobre passé, Jamal Ahmed Khashoggi, célèbre journaliste saoudien, a été retrouvé mort, assassiné au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Le gouvernement turc initie alors une tumultueuse enquête pour retrouver les auteurs de son assassinat.
En décembre 2016, l’Arabie Saoudite interdit le journaliste Jamal Khashoggi de territoire saoudien, pour avoir critiqué les alliances entre son pays et le nouveau Président américain Donald Trump. Le journaliste, pourtant initialement proche du prince héritier Mohammed ben Salmane, s’exile alors aux États-Unis en septembre 2017 et se permet de s’opposer distinctement au prince héritier, en particulier concernant la guerre menée au Yémen. Alors que Jamal Khashoggi arrive le 2 octobre au consulat saoudien à Istanbul pour remplir des papiers nécessaires pour son remariage à une fiancée turque, il n’en ressortira jamais.
Le 8 octobre, le Président turc Erdogan appelle les autorités saoudiennes à prouver, comme elles l’affirment, que Khashoggi est bien sorti du consulat. Ce n’est seulement que le lendemain que la police turque est autorisée à inspecter le consulat. Les autorités saoudiennes affirment ne pas posséder les images de vidéosurveillance, surement emportées par les agresseurs du journaliste. Entre le 9 et le 25 octobre, une succession d’évènements met en question l’honnêteté du gouvernement saoudien, et plus particulièrement du prince héritier. En effet, le gouvernement confirme plus tard la mort de Jamal Khashoggi, étranglé par une militia d’origine inconnue, mais ne semble pas connaître l’emplacement du corps. Le lendemain, l’histoire change : sa mort aurait été provoquée par un malentendu concernant son retour au pays. L’histoire finale ne sort que le 25 octobre, quand l’Arabie Saoudite admet l’implication du gouvernement dans le meurtre de Jamal Khashoggi.
La malhonnêteté et la censure du gouvernement saoudien vis-à-vis du meurtre de ce journaliste de renommée internationale, pourraient provoquer la possible altération de ses relations avec l’étranger, et plus particulièrement avec l’Europe. L’Allemagne était le premier pays européen à critiquer ouvertement les politiques frauduleuses de l’Arabie Saoudite ainsi que sa violation des droits de l’Homme, invitant alors le reste de “l’Europe à ne plus autoriser les ventes d’armes à Riyad”. Initialement, la France était contre l’idée de reconsidérer son alliance avec le Royaume, mais depuis la confirmation de l’implication saoudienne dans le meurtre de Khashoggi, Emmanuel Macron est davantage favorable à l’idée d’imposer des sanctions européennes communes contre l’Arabie Saoudite. Mettant en lumière toutes les politiques répressives et douteuses du gouvernement saoudien, l’affaire Khashoggi laisse l’Europe indécise concernant d’éventuelles sanctions.
La France et l’Allemagne se divisent principalement au sujet de la vente d’armes à l’Arabie Saoudite. Effectivement, alors que l’Allemagne invite le reste des membres de l’Union Européenne à arrêter la vente d’armes tant que les circonstances du meurtre de Khashoggi demeurent frauduleuses, la France refuse l’invitation et opte simplement pour des sanctions qui “ne sauraient se limiter à tel ou tel secteur”; des sanctions plus générales que simplement dirigées vers le secteur militaire. En effet, l’Arabie Saoudite est l’importateur d’armes françaises le plus important, se plaçant juste derrière l’Egypte. Cesser la vente d’armes à l’Arabie Saoudite aurait donc des implications diplomatiques, mais surtout économiques. Une réponse adéquate face à ce dilemme politique, économique et moral, est donc difficile à formuler. La production d’armes en France génère plus de 2 milliards USD par an, ainsi que 200 000 emplois. En effet, après le Royaume-Uni, la France est le pays européen vendant le plus d’armes à l’Arabie Saoudite, avec un total de plus de 1,2 milliards d’euros en 2013. Le refus catégorique du Royaume-Uni d’imposer des sanctions à l’Arabie Saoudite n’est pas surprenant, sachant que leurs ventes de 2013 au Royaume, s’élevaient à plus de 1,9 milliards d’euros. L’Allemagne, quant à elle, ne vend que 416,4 millions d’euros en valeur d’armes, rendant sa position moins précoce lors de négociations de sanctions. N’hésitant pas à remettre en question les relations avec Riyad, l’Allemagne se permet d’avancer la proposition d’un embargo sur l’Arabie Saoudite au reste de l’Union. Cependant, concernant la France et le Royaume-Uni, leur situation reste plus délicate en termes de répercussions économiques. Lors d’un déplacement à Bratislava le vendredi 26 octobre 2018, Macron a d’ailleurs affirmé sa position en déclarant qu’arrêter la vente d’armes “est de la pure démagogie”, car l’affaire Khashoggi ne concerne pas le domaine militaire: c’est avant tout un débat économique. Le Président français privilégie des réponses claires concernant l’évènement, plutôt qu’une prise de position brusque et définitive. Cependant, il n’est pas contre l’idée d’imposer certaines sanctions non-militaires sur le Royaume, ce qui limiterait une dégradation éventuelle de l’alliance franco-saoudienne.
L’incapacité de l’Europe à trouver une réponse cohérente et coordonnée à l’affaire Khashoggi s’inscrit dans la crainte d’une possible contre-attaque du gouvernement saoudien concernant l’augmentation du prix du pétrole. Depuis l’embargo de l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) en 1973 qui plongea l’Europe et l’Amérique du Nord dans une crise économique, les pays de l’Ouest évitent à tout prix de contredire l’Arabie Saoudite, par peur de représailles. Cela pourrait en effet affecter l’économie internationale en terme d’inflation et engendrer une nouvelle crise si l’Arabie Saoudite venait à augmenter le prix du pétrole afin de punir les pays la sanctionnant. Bien que de nombreux pays se soient tournés vers d’autres producteurs de pétrole depuis 1973 (tel que le Canada, qui est devenu l’exportateur plus important de pétrole aux États-Unis), la part de l’Arabie Saoudite demeure considérable au sein du marché international. Malgré les nombreuses violations des droits de l’Homme commises par son gouvernement, l’Arabie Saoudite bénéficie d’une certaine immunité et d’indulgence face aux sanctions internationales, ceci, grâce au pétrole. La guerre que l’Arabie Saoudite mène au Yémen est notamment pertinente dans la perspective du manque de réponse de la part de la communauté internationale: malgré les menaces des différents partis, aucune sanction signifiante n’a été initiée par l’Europe. C’est implicitement pour cela que de nombreux pays européens n’agissent pas à l’issue des propositions de Berlin.
Par ailleurs, il semblerait que l’Europe dénonce davantage les auteurs directs du crime, et évite toute mention de l’implication du prince héritier Mohammad ben Salmane, afin d’esquiver toute friction avec le Royaume. Par exemple, les États-Unis ont promis de retirer le visa américain des 21 criminels, une sanction a priori plutôt faible comparée à la gravité de l’évènement. Il est évident qu’il est nécessaire d’introduire certains mécanismes pour condamner les innombrables violations de l’Arabie Saoudite envers les droits de l’Homme, mais les implications économiques sont trop importantes pour que l’Europe puisse imposer des sanctions officielles. Une telle transgression des droits de l’Homme serait immédiatement punie dans un pays quelconque, mais le statut privilégié de l’Arabie Saoudite lui permet de s’en sortir relativement indemne, comme le démontre l’incapacité de l’Europe à trouver une réponse appropriée.
L’affaire Khashoggi illustre donc un nouveau dilemme pour l’Europe lorsqu’il s’agit de ses relations avec l’Arabie Saoudite et avec ses ressources naturelles tel que le pétrole. Cette affaire met clairement en avant les politiques frauduleuses et malhonnêtes du gouvernement saoudien. Malgré l’image progressive diffusée par le prince héritier Mohammad ben Salmane, on retrouve un cas typique des violations des droits de l’Homme par un pays répressif. L’évolution des relations entre l’Europe et l’Arabie Saoudite dépendra donc des démarches entreprises (ou non) par l’Union envers le gouvernement saoudien. Si l’Europe décide d’imposer des sanctions, l’Arabie-Saoudite risque d’augmenter considérablement le prix du pétrole, entraînant une nouvelle crise économique à l’image de celle de 1973. Ainsi, de nombreux scénarios peuvent être élaborés, compliquant la démarche européenne à entreprendre des sanctions officielles vis-à-vis de l’assassinat de Jamal Khashoggi. Les violations des droits de l’Homme commises par l’Arabie Saoudite et son nouveau prince héritier continuent à être impunies: ce nouveau dilemme auquel l’Europe fait face risque donc de maintenir le status-quo du Royaume Saoudien.
Edited by Laura Millo