Inquiétante montée de la violence d’extrême droite en Allemagne
Le 9 octobre dernier, en plein Yom Kippour, la plus sainte des fêtes juives, l’Allemagne a été secouée par une fusillade antisémite causant deux morts et deux blessés. Malheureusement, les attaques violentes de ce type ne sont pas monnaie rare dans ce pays pourtant hanté par son passé nazi. En 2018, le pays avait enregistré 1 799 actes antisémites: cela représente une augmentation de 20% par rapport à l’année précédente. Mais comment expliquer cette grave montée de la violence d’extrême droite en Allemagne? La crise des migrants, la propagation d’un antisémitisme « secondaire » banalisé et la radicalisation sur Internet sont d’importants facteurs. Néanmoins, l’extrême droite se revigorant particulièrement à l’Est, la principale cause paraît être un sentiment de mécontentement de la part des citoyens de l’ex-RDA.
L’attentat de Halle
L’attentat de Halle, commis par un Allemand de 27 ans, rappelle le massacre perpétré dans deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande plus tôt cette année. Employant le même modus operandi, l’homme s’est diffusé en direct sur Internet pendant l’attaque. Dans la vidéo, il tient un discours contre les migrants, les féministes et les juifs, niant la Shoah et affirmant que ces derniers sont « la racine de tous les problèmes ». Il a aussi publié un manifeste suprémaciste sur Internet, où il indique son désir de tuer « autant d’anti-Blancs que possible, de préférence des Juifs. » Il souhaitait s’attaquer à la synagogue de la ville, où 51 fidèles célébraient Yom Kippour. Ne réussissant à forcer la porte du lieu de culte, il tue « une passante au hasard puis un homme dans un restaurant turc ». Cet attentat relance « les craintes de résurgence du terrorisme d’extrême droite en Allemagne », un trois-quarts de siècle après la Shoah.
Un extrémisme de droite aux divers visages
En Allemagne, l’extrême droite s’affiche de diverses façons. 8 605 crimes et délits attribués à l’extrême droite ont été rapportés par le Ministère fédéral de l’Intérieur pour le premier semestre de 2019, ce qui constitue une augmentation d’environ 10% par rapport au premier semestre de 2018. De ces crimes, 363 étaient des actes de violence et 179 personnes ont été blessées par ceux-ci.
L’extrême droite s’articule aussi en politique. Bien que le mouvement en Allemagne soit principalement underground, il y a des groupes qui souhaitent intégrer la politique formelle, comme le NPD, un parti néonazi. Stefan Jagsch, représentant de ce parti, fut élu cette année à l’unanimité en tant que chef de conseil municipal à Waldsiedlung, une commune de 2 500 habitants, avec le soutien des membres des autres partis allemands, qui n’ont formé aucune opposition. En 2014, le NPD avait réussi à envoyer un député au Parlement européen, avec 300 000 voix. Puis, d’autres partis moins marginaux flirtent avec l’extrême droite, comme l’Afd (Alternative für Deutschland). Ce parti en forte progression a été pointé du doigt par plusieurs après l’attentat de Halle-sur-Saale, car accusé de contribuer à fomenter un climat propice à de telles actions haineuses.
Antisémitisme et extrémisme ininterrompus
Tristement, « les violences d’extrême droite sont tout sauf une nouveauté ». Les actes antisémites et racistes ont persisté dans les deux Allemagnes post-guerre. Par exemple, en 1980, un attentat à la bombe à Munich par un néonazi a causé 13 morts et 211 blessés. Entre 2000 et 2007, le groupuscule néonazi NSU a assassiné une dizaine de migrants. Enfin, « entre 1990 et 2017, au moins 169 assassinats ont été commis par l’extrême droite dans le pays ». Bien que le phénomène soit ancien, l’extrême droite est clairement en recrudescence. Comment l’expliquer?
La crise des migrants
Emmanuel Droit, professeur à Sciences Po Strasbourg, indique que la crise des migrants de 2015 a été le véritable catalyseur de cette augmentation. La parti d’Angela Merkel a ouvert le pays à plus d’un million de réfugiés entre 2015 et 2016. De nombreux Allemands seraient « frustrés par rapport à la politique sur les réfugiés » et auraient l’impression « que l’État [s’occupe] davantage des migrants que de leur sort ». Ces citoyens aliénés se transforment alors en un électorat protestataire qui, bien que peu idéologisé, s’allie à l’extrême droite pour contester les partis établis.
L’afflux de migrants a aussi stimulé l’extrême droite par la prolifération d’un discours antisémite. Effectivement, en avril 2019, Merkel dénonçait « l’émergence d’une “autre forme d’antisémitisme” parmi des réfugiés d’origine arabe dans le pays. » De cette même façon, le ministre fédéral des Affaires étrangères indiquait que « beaucoup de ceux qui sont venus chez nous se sont vus inoculer très jeunes des clichés antisémites. » Toutefois, l’antisémitisme arabe est marginal alors que 90% des actes antisémites sont posés par des extrémistes de droite.
Un antisémitisme « secondaire »
Un autre phénomène contribue à la montée de l’extrême droite en Allemagne: la banalisation de l’antisémitisme. Selon Nele Wissmann, chercheuse associée à l’Institut français des relations internationales, « un antisémitisme plus “secondaire” [est] très présent au sein de la société allemande. » Entre autres, de nombreux Allemands en ont assez de discuter de la Shoah, de se repentir du passé nazi: l’AfD mise sur un tel sentiment pour porter son message, remettant en cause « la politique de la repentance allemande pour les crimes nazis » et indiquant que les Allemands ont « le droit d’être fiers des performances des soldats allemands durant la Seconde Guerre mondiale ».
Cette forme de révisionnisme se mêle à une confusion entre sionisme et judaïsme. Ainsi, divers acteurs exploitent le conflit israélo-palestinien pour propager des idées antisémites. Par exemple, lors de rassemblement pro-palestiniens en 2014, on crie des slogans tel « Juifs à la chambre à gaz ». En 2017, dans des rassemblements contre le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem par Donald Trump, on entend « Mort à Israël » accompagné de « Mort aux Juifs ». Cette tentative de créer une équivalence entre les actions de l’État d’Israël et les Juifs en général sert de justification à la dissémination de l’antisémitisme.
Internet, ou la radicalisation accessible
Internet contribue également à la radicalisation de jeunes d’extrême droite. C’est particulièrement saillant dans le cas de l’auteur de la tuerie de Halle: « il était toujours en ligne », a partagé son père. Son manifeste révèle l’impact des forums en ligne d’extrême droite. Il est loin d’être conventionnel et « s’apparente davantage à un exercice de shitpost », empreint de références weeb.
Comme les États n’ont pas de contrôle sur ces réseaux sociaux et sur ce qui y est permis ou censuré, la radicalisation sur Internet est difficile à gérer. Les forums ont parfois l’attrait ajouté de l’anonymat et sont le lieu de développement d’une culture particulière, qui répond au besoin d’appartenance de ses membres, souvent socialement isolés. De plus, les « “loups solitaires” radicalisés sur Internet […] agissent en-dehors de tout cadre. » Pour cette raison, le terroriste de Halle était inconnu de la police: tous les efforts faits pour démanteler les groupuscules d’extrême droite deviennent inutiles lorsque les extrémistes n’existent que dans la sphère virtuelle.
Les Ossies, citoyens de seconde classe?
La montée de l’extrême droite n’est pas égale à travers tout le pays: l’Est se démarque. Ainsi, à l’Ouest, le support pour le NPD et l’AfD est insignifiant. Au contraire, à l’Est, les néonazis du NPD obtiennent environ 7% du vote, parfois plus. C’est aussi à l’Est que l’AfD attire le plus d’électeurs: lors de deux élections régionales en septembre 2019, le parti a obtenu 22,5% et 27,5% du vote. Pourquoi cette disparité entre l’Est et l’Ouest trente ans après la réunification?
Da.ns les faits, il règne en ex-RDA un fort mécontentement. Les Ossies ont le sentiment d’être des citoyens de seconde zone aux yeux des Wessies. Entre autres, il existe encore aujourd’hui une différence de 15% à 30% dans les salaires. À cela s’ajoute une chute démographique: dans les décennies suivant la réunification, l’ancienne RDA a perdu près de 13% de sa population en raison des mouvements migratoires vers l’Ouest. Cela a entraîné une désertification des services publics. De plus, la plupart des Ossies se sentent marginalisés par les élites actuelles, qui proviennent toutes de l’Ouest, même dans le territoire de l’Est. Les citoyens ont l’impression d’avoir été à « intégrés à un autre État » au sein duquel ils sont dépossédés. Cela explique partiellement la forte réaction à la crise migratoire dans cette partie de l’Allemagne: ce choc est venu s’ajouter au premier choc de la réunification. Ainsi, d’une part, « les Allemands de l’Est ont eu tout à coup l’impression qu’ils avaient la mondialisation à leur porte » et d’une autre part, même dans les lieux où les taux de migrants sont négligeables, la politique de Merkel a nourri l’idée que le gouvernement préférait s’occuper d’étrangers que de ses citoyens plus démunis, renforçant le sentiment d’abandon de la part des élites politiques.
C’est donc sur cette méfiance envers les élites que s’appuient les acteurs d’extrême droite pour passer leurs messages – bien que la majorité des leaders d’extrême droite de l’Est proviennent eux aussi de l’Ouest. En insistant sur cette marginalisation, l’extrême droite perce en ex-RDA.
Redoubler d’efforts
En somme, l’Allemagne devra redoubler d’efforts pour lutter contre l’extrémisme de droite. Outre des mesures antiterroristes classiques, elle devra assurer une meilleure intégration des réfugiés et une meilleure intégration économique comme politique des Ossies pour lutter contre cette aliénation qui fomente la haine. Un changement social en profondeur est nécessaire pour réduire l’attrait de l’extrême droite pour ceux qui sont vulnérables à son message. Enfin, ce qui est certain, c’est que l’action presse dans cette conjoncture où la « la question n’est plus de savoir s’il va y avoir de nouveaux meurtres mais quand ceux-ci auront lieu. »
Photo de couverture: Un néonazi “skinhead” en Allemagne, par Marek Peters, sous licence GFDL 1.2.
Edité par Salomé Moatti