La diplomatie parallèle des milliardaires
À la tête des multinationales de la Silicon Valley, les milliardaires de la tech disposent d’un pouvoir considérable dans des secteurs vitaux pour le fonctionnement de nos sociétés, où le rôle de l’État reste encore marginal. Lors de la pandémie, la fortune et le pouvoir de ces magnats ont attiré l’attention de la presse, notamment autour de l’influence de Bill Gates sur les vaccins, et plus récemment envers la diplomatie parallèle menée par Elon Musk, et son rachat récent du réseau social Twitter.
Le « soft power » de Bill Gates
Alors que le monde plongeait en récession durant la pandémie et que les commerces fermaient les uns après les autres, les patrons de la Silicon Valley ont vu leur fortune croître et leur influence s’étendre. Lors de la crise de la Covid-19, Bill Gates, fondateur de Microsoft et codirecteur de la Fondation Bill et Melinda Gates (FBMG), active dans le domaine de la santé, a été l’objet de nombreuses théories du complot en lien avec son influence sur les politiques de vaccination au niveau mondial. Largement relayée sur les réseaux sociaux, une de ces théories dénonçait la prétendue présence d’une micro-puce dans les vaccins contre la Covid-19 afin de contrôler et pister les gens. Ces rumeurs, bien que réfutées, sont intéressantes en cela qu’elles révèlent nos craintes quant aux pouvoirs des milliardaires et aux projets qu’ils portent. Et en effet, la FBMG représentait 8,3 pour cent des dépenses mondiales en matière de santé globale en 2018, seulement devancée par les États-Unis et le Royaume-Uni.
Bien sûr, on ne peut s’opposer à ses objectifs assumés de «lutte contre la pauvreté, la maladie et les inégalités dans le monde [tldr]» et à son action en faveur de la santé globale. Toutefois, on peut questionner le pouvoir qu’une telle mission confère à ses dirigeants.
L’empiètement de la FBMG sur la souveraineté des États interroge lorsque l’on se penche sur les méthodes de financement, fondées sur le principe de subvention en contrepartie («matching grants»). L’octroi d’aide est conditionnel à un cofinancement du projet par le gouvernement bénéficiaire, influençant ainsi grandement les budgets nationaux de santé. Au vu de la prépondérance de cette fondation, particulièrement en Afrique où elle est le principal interlocuteur pour la vaccination (voire le seul dans le cas de la polio), on prend conscience du pouvoir qu’exerce la FBMG sur l’agenda de la santé du continent africain.
Par ailleurs, les méthodes et approches qu’elle emploie dans la lutte contre la maladie ou la pauvreté ne sont pas issues d’un consensus d’experts et sont loin de faire l’unanimité. Ces méthodes, comme le souligne Jean Renaud, journaliste et co-réalisateur du documentaire «L’Afrique, les OGM et Bill Gates», soulèvent des questions d’éthique : elles s’appuient par exemple sur l’usage d’OGM (notamment au Burkina Faso avec la modification génétique de moustiques dans le cadre de la lutte contre le paludisme), et de solutions brevetées par de grandes entreprises américaines, au grand dam de nombreuses ONG. L’usage de solutions brevetées dans ses programmes privilégie en effet le recours à l’industrie pharmaceutique pour l’élaboration de nouvelles méthodes, au détriment de solutions moins lucratives pour ces entreprises, mais plus économiques pour les États. Ces politiques de la fondation ont amené certains chercheurs à qualifier ses actions de « philanthrocapitalisme » : derrière les bonnes actions de la Fondation Gates, les intérêts de Big Pharma ne sont jamais très loin.
Du fait de son capital dispositionnel et de son expertise, la Fondation Gates n’exerce pas seulement une influence sur le domaine de la santé, mais elle y fait figure d’autorité. Elle est le deuxième contributeur à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et finance la référence d’information en matière de santé, l’Institute for Health Metrics and Evaluation. La FBMG s’assoit aussi à la table d’organisations internationales comme l’Alliance mondiale pour les vaccins et l’immunisation, avec l’OMS, la Banque mondiale et l’UNICEF, exerçant ainsi son autorité sur l’agenda mondial de la santé.
Ainsi, si les actions de Bill Gates, ses empiètements sur la souveraineté étatique dans le domaine de la santé, peuvent être assimilées à du soft power, celles d’autres milliardaires de la tech comme Elon Musk peuvent pour certaines être qualifiées de hard power, selon la distinction apportée par le politologue Joseph Nye.
Le «hard power» d’Elon Musk
À la différence de Bill Gates qui évite de se mêler directement de politique, Elon Musk s’est frontalement immiscé dans la politique domestique américaine en soutenant publiquement les républicains lors des élections de mi-mandat. Il a également fait beaucoup réagir après ses interventions dans la politique étrangère avec une proposition de paix entre la Russie et l’Ukraine, et entre Taïwan et la République populaire de Chine. Dans les deux cas, ces propositions avaient recueilli l’approbation de la Russie et de la Chine.
Elon Musk, homme le plus riche au monde, patron de Tesla, de SpaceX, de Twitter et cofondateur de PayPal, possède trois facettes. Il y a tout d’abord Musk l’industriel, propageant ses discours à finalité commerciale et son mythe du progrès (l’homme sur Mars avant 2050); Musk le polémiste anti-vaccin, soutenant le convoi de la liberté; et plus récemment Musk le diplomate. Cette dernière facette d’Elon Musk a fait couler beaucoup d’encre récemment après qu’il ait proposé en octobre dernier un plan de paix pour le conflit russo-ukrainien sur Twitter, suggérant par exemple la cession définitive de la Crimée à la Russie. Cette proposition a entraîné des réponses houleuses des officiels Ukrainiens, un ambassadeur ukrainien lançant sur Twitter à Elon Musk d’« aller se faire voir ». Après cette confrontation, Elon Musk a annoncé rétracter l’aide de Starlink, son service d’internet par satellite, à l’Ukraine, avant de revenir sur sa position le lendemain à la suite de pressions du gouvernement américain. Cette altercation n’était pas sans conséquences : le retrait du service internet et de l’imagerie satellite fournis par Starlink, revêtant une importance stratégique pour l’armée ukrainienne, aurait pu changer l’issue du conflit. Ces échanges de tweets ont révélé l’ambivalence du diplomate Musk, entre l’ingénu et le géopoliticien à la tête du premier réseau mondial de satellites.
Hormis ses prises de position sur les situations en Ukraine et à Taïwan, ce sont ses liens avec l’Arabie saoudite et la potentielle implication de cette dernière dans le rachat de Twitter qui ont provoqué l’ire de Washington. Interrogé le 9 novembre sur la possibilité que le rachat de Twitter représente une menace pour la sécurité américaine, le président américain Joe Biden avait répondu, choisissant soigneusement ses mots, « je pense que la coopération d’Elon Musk et les relations techniques avec d’autres pays méritent d’être examinées ».
Par ailleurs, le rachat de Twitter par Musk abaisse encore davantage la barrière entre les secteurs privé et le public : en prenant les rênes d’un réseau social utilisé par plus de 240 millions d’utilisateurs, Musk étend son influence sur la politique américaine. L’avenir des politiques de modération de Twitter, sous l’autoproclamé «absolutiste de la liberté d’expression» Musk, est incertain. Certains craignent qu’une politique de liberté d’expression plus laxiste encourage les discours haineux et la désinformation qui ont déjà, par le passé, mis en danger les institutions américaines. Twitter avait notamment suspendu, avant de fermer, le compte de Donald Trump lors de l’invasion du Capitole en janvier 2021 en raison de son soutien exprimé à ses partisans. Elon Musk avait qualifié cette décision de « mauvaise et moralement insensée à l’extrême », ouvrant la porte pour un retour de l’ancien président sur la plateforme. La sénatrice démocrate du Massachusetts Elizabeth Warren n’a pas hésité à qualifier le rachat de twitter de « danger pour la démocratie ».
Ainsi, alors que les États sont de plus en plus dépendants des multinationales dans de multiples secteurs vitaux tels que l’espace, l’internet et la santé, le rôle qu’occupent ces entreprises et leurs propriétaires dans les politiques publiques soulève des questions. Il convient cependant de nuancer leurs empiètements sur la souveraineté étatique. L’État possède des pouvoirs de coercion et une légitimité contre lesquels même Elon Musk doit et a dû se plier. L’Agence américaine de la concurrence (FTC) a déjà adressé un avertissement à Elon Musk le 10 novembre, rappelant qu’« aucun directeur général ou aucune entreprise n’est au-dessus de la loi ».
En couverture: Bill Gates et Paul Kagame, président du Rwanda. « 32nd Ordinary Session of the African Union | Addis Ababa, 9 February 2019» par Paul Kagame, sous licence CC BY-NC-ND 2.0.
Édité par Driss Zeghari