La guerre en Ukraine met à l’épreuve l’autonomie stratégique européenne
Sanctions économiques, livraisons d’armes, accueil de réfugiés… Les dirigeants de l’Union européenne semblent relativement unis face à la Russie de Vladimir Poutine depuis le début de la guerre en Ukraine. Celle-ci a en effet remis à l’ordre du jour la question de l’autonomie stratégique et de la souveraineté européenne; « des urgences et des impératifs face à l’accélération de l’histoire » a souligné Clément Beaune, secrétaire d’État français aux affaires européennes. Mais qu’en est-il réellement, en ce temps de crise? L’Europe parvient-elle à bâtir une défense commune? Avance-t-elle vers une meilleure indépendance énergétique, sécuritaire et agroalimentaire?
L’engagement massif des États-Unis fait passer au second plan les débats sur l’autonomie stratégique européenne
La guerre en Ukraine marque le grand retour des États-Unis en Europe et la renaissance de l’OTAN, qui a signé une nouvelle déclaration conjointe avec l’UE le mardi 10 janvier afin d’intensifier la coopération dans le soutien à Kiev. Le contraste avec le climat de 2018-2019 est frappant, lorsque Donald Trump menaçait de se retirer du traité transatlantique, tandis que le président français déclarait l’alliance en état de « mort cérébrale ». Si les fondamentaux des liens militaires et commerciaux entre l’Europe et les États-Unis n’ont jamais été remis en question, des voix s’élevaient alors pour promouvoir une réelle « défense européenne », vecteur d’émancipation et d’autonomie vis-à-vis de Washington. Mais depuis le début de la guerre, l’engagement massif des États-Unis a fait passer au second plan ces débats sur « l’autonomie stratégique » européenne, affirme l’experte Daniela Schwarzer. Plusieurs membres de l’UE privilégient désormais la coopération transatlantique : les États d’Europe centrale, baltes et nordiques contestent l’autorité du tandem franco-allemand, et se tournent vers les États-Unis pour assurer leur sécurité. Les pays baltes et la Pologne reprochent notamment au duo franco-allemand un manque de lucidité sur la menace russe, malgré les avertissements qu’ils leur avaient adressés.
Si un alignement entre l’UE et l’OTAN est nécessaire dans un contexte de guerre, l’Europe ne doit cependant pas perdre de vue l’objectif d’une autonomie renforcée face à son allié américain. Les États-Unis ne se privent pas d’employer des politiques protectionnistes à l’encontre des intérêts européens, comme l’adoption en août d’un grand nombre de subventions pour attirer les investissements nécessaires à la transition énergétique, ce qui pourrait entraîner une délocalisation massive de l’industrie européenne. De plus, l’élection de Donald Trump – qui semble à nouveau se présenter en 2024 – a démontré que l’engagement américain peut être volatile et peu fiable à terme. Dans un monde où les équilibres géopolitiques changent, l’Europe n’est plus le principal enjeu pour les États-Unis, davantage préoccupés par leur rivalité avec la Chine, la polarisation de leur société et la transition écologique. L’autonomie stratégique européenne est donc nécessaire afin de faire respecter les intérêts européens, les Américains encourageant d’ailleurs depuis longtemps l’Europe à investir davantage dans son système de défense.
L’autonomie stratégique européenne mise à mal par une cohésion fragile au sein des 27, illustrée par les tensions entre la France et l’Allemagne
La quête de « souveraineté européenne » dont Emmanuel Macron parle depuis 2017 semble être partagée par Olaf Scholz, à en croire son discours à Prague le 29 août, durant lequel il avait déclaré : « La souveraineté européenne signifie essentiellement que nous devenons plus autonomes dans tous les domaines, que nous assumons une plus grande responsabilité pour notre propre sécurité, que nous sommes encore plus unis pour défendre nos valeurs et nos intérêts dans le monde ». La France et l’Allemagne ont pourtant du mal à trouver un terrain d’entente, notamment sur les questions de défense et d’énergie. Berlin est plus réticente que Paris à l’idée d’un détachement des États-Unis, et refuse la proposition française de plafonner les prix du gaz, tandis que Paris est contre le projet d’un gazoduc reliant l’Espagne au reste de l’Europe pour alimenter l’industrie allemande. Ces désaccords surviennent au moment où Vladimir Poutine met à rude épreuve la solidarité européenne et où le leadership franco-allemand est contesté au sein des Vingt-Sept.
Cependant, ce dernier mois laisse présager un réchauffement des relations, après qu’Olaf Scholz et Élisabeth Borne aient signé le 25 novembre un nouvel accord énergétique pour garantir leur approvisionnement respectif. À l’occasion, lors d’une conférence de presse commune, Mme Borne a affirmé que les deux pays « soutiendront l’Ukraine jusqu’au bout » du conflit, et le chancelier a déclaré que « plus les temps sont difficiles, plus la coopération entre l’Allemagne et la France est importante ». En ce qui concerne l’enjeu de défense, Paris et Berlin ont exprimé leur désir d’accélération des projets industriels européens face au plan massif d’investissements des États-Unis (Inflation Reduction Act, IRA), susceptible de fausser la concurrence et sur lequel Mme Borne et M. Scholz souhaitent une réponse européenne commune. Le Conseil des ministres européens, reporté en raison des tensions, s’est finalement tenu le 22 janvier et a marqué le 60e anniversaire de l’accord de l’Élysée entre les deux pays.
L’Europe est-elle sur la voie d’une meilleure autonomie stratégique ?
La pandémie, la crise énergétique, et la menace russe aux portes de l’Europe ont provoqué un élan de solidarité au sein de l’UE, mais qui reste mitigé par des réflexes de protection individuelle. Construire la souveraineté européenne demande à chaque membre de défendre des intérêts communs, parfois au détriment des siens. La France et l’Allemagne jouent un rôle clé dans cette dynamique et doivent réussir à définir les contours d’une politique commune dont chacun puisse tirer profit pour porter une Europe plus unie et en laquelle les populations puissent avoir confiance.
Car, au-delà de la coopération entre États, c’est l’identité européenne qu’il faut renforcer pour créer une Europe plus forte. Seul un sentiment européen permettrait aux populations de ne plus voir l’Europe comme un poids, mais plutôt comme une puissance capable de tenir tête aux États-Unis, à la Chine et à la Russie, prête à faire face aux défis d’un monde multipolaire.
Édité par Driss Zeghari
En couverture : « Europe Day 2016 – Strasbourg » par le Parlement européen, sous licence CC BY-NC-ND 2.0.