L’avènement des révolutions conservatrices?
Dans son essai publié en 2016, Le Naufrage des civilisations, Amin Maalouf, historien franco-libanais et académicien, revient sur ce qu’il considère être « l’année du grand retournement », 1979, l’avènement des « révolutions conservatrices ». Cet oxymore illustre selon lui une inversion des rôles : le conservatisme comme mouvement révolutionnaire face à un progressisme relégué à la défense de ses acquis. Ces « révolutions conservatrices » ne sont pas des tendances exhaustives, mais illustrent un mouvement de fond, une inversion progressive des rôles.
1979. L’année de l’inversion marque l’avènement au pouvoir de Thatcher en Angleterre et la mise en place de ce qu’elle qualifiera de « révolution conservatrice », suivie de près par celle de Reagan aux États-Unis en 1980. Ces deux élections, sur fond de crise financière, vont profondément remettre en cause les concepts d’État providence et de social-démocratie. En effet, la campagne électorale de Reagan marqua un changement idéologique majeur. Le mythe de la welfare queen, une femme vivant presque dans l’opulence grâce aux allocations, théorisé spécialement pour cette campagne par un think-tank conservateur, permis de transformer le clivage riche/pauvre en un clivage profiteur/travailleur. Ce renversement idéologique entraîna une remise en cause de la social-démocratie. De solution, l’État est devenu « problème », compromettant son efficacité et sa légitimé à intervenir dans l’économie.
Selon Amin Maalouf, ce changement n’est pas anodin. Ce n’est pas seulement l’État providence qui a été remis en cause, mais la notion d’égalité elle-même. Cette dénormalisation du principe d’égalité s’observe en effet avec la montée croissante des inégalités depuis les années 1980.
La seconde révolution conservatrice majeure dépeinte par l’auteur est la révolution islamique de 1979 et ses répercussions immédiates au Moyen-Orient. Quelques mois seulement après l’avènement de la république islamique, l’Ayatollah Khomeiny pointait du doigt les régimes alliés de l’Occident, brandissant le spectre de l’apostasie. Ces revendications trouvèrent écho en Arabie saoudite, lorsqu’un groupe de terroristes islamistes sunni envahit la grande mosquée de la Mecque en novembre 1979, réclamant une application plus stricte de la shari’a. Le « traumatisme de 1979 », entama la crédibilité du régime saoudien, et le poussa à se lancer dans une escalade religieuse avec l’Iran. Ainsi, lors de l’invasion de l’Afghanistan par les soviétiques en 1979, l’Arabie saoudite appuya massivement les moujahidines, les combattants pour la foi. Oussama Ben Laden prit part à cette guerre sainte, prenant rapidement en charge la centralisation des financements de l’Arabie saoudite, des États-Unis et du Pakistan. Al Qaïda, « la Base », créée en 1989 par ce dernier, regroupe ces combattants religieux en quête de nouvelles batailles après le retrait des troupes soviétiques. L’onde de choc créée par la révolution iranienne bouscula l’équilibre du Moyen-Orient, et ses secousses se firent ressentir lors de l’effondrement de l’URSS, déstabilisée par l’échec de l’invasion de 1979, jusqu’à l’avènement de la « guerre contre la terreur » suivant les attentats du 11 septembre 2001. L’effondrement des tours jumelles marqua le début d’un climat de terreur dans le monde occidental, qui se vit frappé par des séries d’attentats suicides et assailli par un ennemi insaisissable.
Ainsi, l’auteur souligne la montée des tensions identitaires comme conséquence de ces « révolutions conservatrices ». « Je pense que l’islam nous hait », affirmait Donald Trump à la CNN en mars 2016, laissant peu de place pour la distinction entre une religion pratiquée par environ ¼ de la population mondiale et un extrémisme religieux, perpétuant et amplifiant ainsi l’amalgame. Cette déclaration publique fut suivie par des actes concrets, comme la ratification du « Muslim and African Ban » en 2017, instaurant une interdiction temporaire d’immigrer aux États-Unis pour les citoyens de pays à majorité musulmane, étendue à de nouveaux pays en 2020. Cette rhétorique anti-islamique porta Donal Trump durant sa campagne, largement utilisée lors de rassemblements. En septembre 2015, il déclarait lors d’un discours: « On a un problème dans ce pays; ça s’appelle les musulmans ».
L’ère Trump et ses retombées illustrent aussi l’inversion des rôles entre un conservatisme révolutionnaire et un progressisme relégué à la préservation des acquis, comme avancé par Amin Maalouf. À peine investi en janvier 2017, le 45e président des États-Unis signait un décret donnant à son administration toute latitude pour abroger l’Affordable Care Act (ACA), ou « Obama Care ». Depuis sa ratification en 2010, cette réforme de l’assurance maladie instaurée par le démocrate Obama fut critiquée par les républicains pour son interventionnisme dans la sphère privée. Durant sa présidence, Donald Trump nomma également trois nouveaux juges à la Cour Suprême, bousculant ainsi l’équilibre de cet organe vers le conservatisme. Ce même organe législatif suprême vota en juin dernier l’annulation du droit constitutionnel à l’avortement, et l’invalidation de l’interdiction au droit au port d’arme dans l’État de New York.
Les attentats du 11 septembre aux États-Unis n’ont pas été un phénomène isolé : ils ont marqué le début d’attaques terroristes islamistes dans le monde entier, comme en 2004 à Madrid, en 2005 à Londres et en 2015 à Paris. Ces séries d’attentats entrainèrent une remise en cause du modèle multiculturaliste des démocraties occidentales, particulièrement vis-à-vis de l’islam et de sa compatibilité avec les valeurs démocratiques. Ce retour des problématiques identitaires constitua le principal cheval de bataille de l’extrême droite en Europe, sur fond de crise économique. Ces tensions identitaires reflètent une peur de la substitution, reprise par Eric Zemmour avec la théorie du « grand remplacement ». En octobre 2021, 61% de la population française adhérait à cette vision.
La question de l’immigration, a aussi été reliée au problème de l’assistanat. En 2017, Laurent Wauquiez, alors président du parti Les Républicains, fustigeait le « cancer de l’assistanat », terme apparu dans le jargon politique dans les années 2000, proche du concept de la welfare queen de Reagan. Pointer du doigt les « assistés » est une stratégie payante, déplaçant le clivage socio-économique riche/pauvre vers un clivage moral profiteur/travailleur. En dénonçant la passivité, et en mettant en avant la valeur du labeur, le politicien appelle à la morale individuelle, et élude la remise en question du modèle socio-économique. Selon un sondage réalisé par l’agence Ipsos en 2017, 71% des Français pensaient que le pays évoluait vers trop d’assistanat. La montée de l’extrême-droite est aussi une conséquence de la crise de la démocratie que connaît la France depuis plusieurs années, qui a fait le jeu de l’extrême droite, bénéficiant du rejet de l’ordre politique et des contestations. La montée de l’extrême droite peut apparaître comme un vote de circonstance, à la faveur de la crise économique, mais elle assume également un caractère durable : le rejet de l’ordre politique actuel et la peur de la substitution. Aux États-Unis, le conservatisme de l’ère Trump, perpétué au sein de la Cour Suprême, pourrait revenir au niveau exécutif à la faveur des élections de mi-mandat, et de l’élection présidentielle de 2024, dans un pays de plus en plus polarisé. Ainsi, les conséquences des « révolutions conservatrices » observées par Amin Maalouf, la montée des tensions identitaires, la remise en cause de l’État providence et nouveau clivage travailleur/profiteur, semblent toujours être d’actualité et ancrées dans nos sociétés.
En couverture : «La Liberté guidant le peuple» d’Eugène Delacroix sous licence CC BY-NC-ND 2.0
Édité par Cassiopée Monluc