Le capharnaüm libanais
La crise libanaise démontre-t-elle le besoin d’une radicalisation du système d’aide internationale?
Le 21 mars 2021, à l’occasion de la fête des mères au Liban, une marche des femmes est organisée en l’honneur des mères des victimes de la double explosion qui a dévasté Beyrouth le 4 août 2020, coûté la vie à plus de 200 personnes et laissé des dégâts estimés à plus de 15 milliards de dollars.
Une centaine de femmes vêtues de noir, en colère, ont réclamé justice. Justice face au silence quant aux véritables causes de la catastrophe. Justice face au silence des institutions gouvernementales et des responsables libanais, dénoncés pour leur négligence et leur indifférence. Les femmes ont marché de la place des Martyrs jusqu’au port, lieu de cet événement tragique qui a bouleversé le monde et révélé la souffrance d’un pays en déclin.
Arborant drapeaux et banderoles témoignant de leur détresse, ces femmes condamnent la classe politique qu’elles jugent incapable. Incapable de sortir le Liban de la crise économique qui perdure depuis 2019. Mais aussi incapable d’agir en union avec les initiatives internationales : les conséquences de l’inaction des politiciens libanais sont incommensurables. Le pays est en effet sans gouvernement fonctionnel depuis plusieurs mois et aucune négociation n’aboutit. La livre libanaise subit pendant ce temps une chute libre : elle a atteint 15 000 LL pour un dollar sur le marché noir alors que son taux de change est officiellement fixé à 1 507 LL. En raison de cette dépréciation de la monnaie, le salaire minimum de 450$ dollars par mois ne vaut plus que 72$ dollars; plus de la moitié des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté.
Une enquête vouée à l’échec : quand l’injustice remplace la justice
Après la catastrophe du 4 août, une enquête judiciaire a été mise en place par le gouvernement, qui a refusé toute implication internationale sous prétexte que celle-ci « diluerait la vérité. » Le juge en charge, Fadi Sawan, a seulement eu le temps d’enquêter sur les responsabilités du stockage du nitrate d’ammonium, dont l’arrivée au port de Beyrouth en 2013 demeure énigmatique. En effet, après seulement quatre mois d’activité, l’enquête est suspendue en décembre 2020 par la cour de cassation, la juridiction suprême du pays.
Lors de son court mandat, le juge Sawan a néanmoins osé s’attaquer au gouvernement; il a accusé le chef d’État sortant, Hassan Diab, et deux parlementaires ex-ministres de « négligence et d’avoir causé la mort de centaines de personnes. » Ces politiciens ont alors porté plainte contre le juge, sous prétexte d’être protégés par l’immunité politique. C’est donc en réponse aux plaintes déposées que l’enquête a été suspendue et que le juge Sawan a été récusé par la cour de cassation le 18 février. Le départ de ce dernier a provoqué un sentiment de dépit chez les civils et les proches des victimes, qui avaient espéré connaître un soupçon de vérité après plusieurs mois de deuil et de souffrance dans l’obscurité.
Le lendemain de la décision, sur fond d’interférence politique, Me Bitar a été désigné pour remplacer Sawan dans la supervision de l’enquête. La tâche demeure énorme : il faut mettre fin à l’impunité et gagner la confiance des civils. Le juge doit rendre justice et dévoiler la vérité tout en résistant à la pression exercée par les partis politiques, qui tentent de dissimuler, à leur avantage, certaines évidences.
L’incapacité du système judiciaire à expliquer les circonstances précises du drame et le manque de transparence quant aux procédures d’investigation et d’interrogation des suspects laissent persister le doute quant à la résolution de l’enquête. Quand Beyrouth obtiendra-t-elle justice? Quand sera-elle débarrassée de la corruption et de l’immoralité qui la rongent? Il s’agit d’une réalité amère pour la ville abritant, à l’époque de l’Empire romain, la toute première école de droit.
Faut-il réinventer l’aide internationale ?
Dans un pays où les institutions politiques et judiciaires sont incapables de servir leur peuple, l’aide externe est capitale. À la suite de la catastrophe du 4 août, le Groupe international de soutien au Liban, le GIS, a organisé des réunions en collaboration avec les Nations unies. Ces réunions avaient pour but de planifier les logistiques de l’aide financière internationale et de faciliter les négociations pour la création d’un futur gouvernement qui serait plus apte à relever les défis judiciaires, économiques et politiques qu’affronte actuellement le pays.
Les négociations avec le gouvernement ne font néanmoins que tourner en rond, même après les deux visites du président français Emmanuel Macron. Soutenu par le GIS, ce dernier a rappelé le besoin urgent de mettre en place des réformes. Malgré tout, les discussions avec les politiciens libanais n’aboutissent à rien : les mêmes dirigeants, contre lesquels le peuple libanais manifeste depuis presque 2 ans, maintiennent fermement les rênes du pouvoir.
Au pays des Cèdres, le pouvoir est divisé entre 18 communautés religieuses. En réalité, ce sont les communautés majoritaires, soit les chiites, les sunnites et les maronites, qui gèrent, à elles seules, les affaires de l’État. Celles-ci sont représentées par une élite politique corrompue, en place depuis la fin de la guerre civile en 1990. Chaque clan religieux capitalise sur ses différences afin de renforcer la division du peuple libanais et donc de maintenir son emprise sur le pouvoir. Ce système confessionnel limite alors tout changement politique.
La solution paraît évidente : le changement au Liban et la résolution de l’enquête sur la double explosion du port ne pourront uniquement voir le jour que si la classe politique actuelle est démantelée, puis reconstruite de manière intègre, impartiale, et transparente. Or ceci est improbable : le système confessionnel perdure et résiste depuis trop longtemps.
Le système interne du pays est donc difficilement changeable et le système externe – d’aide des puissances mondiales – est inefficace : son incapacité à imposer des réformes et à lutter pour l’impartialité de l’enquête illustre ce fait. La crise libanaise démontre, à travers la dualité entre les discours donnés lors des conférences et la pratique sur le terrain, l’urgence de transformer le système d’aide international.
Le Liban étant le pays avec le plus d’ONG par habitant, cette transformation doit se faire en symbiose avec la société civile. Celle-ci ne manque pas d’initiative, et ce n’est qu’avec le soutien des Nations unies qu’elle sera capable de mettre fin à la crise et d’établir la justice attendue. Le système doit se réinventer et faire preuve d’une transparence stricte envers le public, tout en répondant à des critères juridiques prédéfinis. Il doit également définir un objectif commun pour tous les pays participants et les créanciers étrangers. Ceux-ci doivent être contrôlés afin qu’ils ne n’interviennent pas uniquement de façon à promouvoir leurs intérêts, c’est-à-dire en tirant profit de la faiblesse de la souveraineté de l’État libanais et du désespoir de la société civile.
Dans le cas du Liban, comme dans le cas d’autres pays traversant des crises humanitaires, les organisations d’aide internationale doivent se dissocier des gouvernements en faillite lorsque ceux-ci sont incapables d’accepter les réformes nécessaires. Tant que le système ne connaît pas une telle radicalisation, il participe alors, dans le contexte libanais, à une lente décomposition d’une nation perdue dans l’obscurantisme politique.
L’aide y est pressante, et ce à tous les points de vue : le pays pourrait d’ici quelques mois se retrouver dans le noir total faute de fonds nécessaires dans le secteur de l’électricité. Que ce soit face à la catastrophe du mois d’août dernier ou face à la crise économique qui s’enflamme à mesure que les jours passent, le silence de la communauté internationale condamne le peuple libanais à souffrir perpétuellement de l’inaction de ses dirigeants.
Édité par Maria Laura Chobadindegui
Image de couverture : Le port de Beyrouth en ruine après la catastrophe du 4 août 2020. Photo prise par Mahdi Shojaeian le 9 août 2020. Sous licence CC BY 4.0.