Le Liban en détresse : un avenir pour la jeunesse?
Les nombreuses vidéos de la double explosion du port de Beyrouth le mardi 4 août ont fait le tour des réseaux sociaux. Des images choquantes, qui laissent à peine se dévoiler la réalité du cauchemar vécu par les sinistrés de la ville. Car Beyrouth et tout le Liban suffoquaient déjà. Dès octobre 2019, les Libanais sont descendus dans la rue pour manifester en réponse à la crise économique et politique qui meurtrit le pays depuis déjà plusieurs mois : « Thaoura », criaient-ils, qui veut dire « révolution ». Beyrouth suffoquait, Beyrouth a explosé.
MJ, une jeune étudiante de première année en orthophonie, peine à mettre des mots sur la situation : « À chaque fois que j’y pense, je fonds en larmes » confie-t-elle. Comme tant d’autres jeunes Libanais, MJ est confrontée à un quotidien nourri par l’angoisse et l’incertitude sur l’avenir. La «Thaoura » était pour eux un signe d’espoir, un premier pas vers de véritables changements et le balayage de la classe politique corrompue. Mais ce mouvement de révolution ne semble aboutir à rien; le Liban se noie.
Une jeunesse à bout de souffle
Afin de comprendre la colère et l’épuisement du peuple libanais, renforcés par les événements du 4 août, il faut rendre compte de la crise économique actuelle, qui n’a cessé de s’aggraver ces dernières années. Bien qu’elle essaie de s’affirmer, la résiliente jeunesse libanaise est lasse. Le taux de chômage chez les jeunes s’élève à 36% : il n’y a plus d’opportunités, plus d’avenir.
Aujourd’hui, près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté dans un pays endetté à plus de 170% de son PIB. Le Liban se noie dans des emprunts qu’il n’est pas en mesure d’honorer, et ce d’autant plus que le port de Beyrouth, poumon économique du pays, est quasiment mis à l’arrêt depuis les explosions.
Comme la catastrophe du 4 août, la crise économique explose résultant du triple choc subi par les Libanais au fil de ces dernières années.
Chute du système bancaire
La crise libanaise, c’est d’abord l’effondrement d’un système bancaire gangrené par la corruption. Outre les importations, les banques représentent l’activité la plus importante du pays. Elles constituent une véritable pyramide de Ponzi. La banque centrale, la Banque du Liban (BDL), qui finance les caisses de l’État par le rachat de dettes souveraines, s’enrichissait en déclarant des taux d’intérêts élevés, de l’ordre des 15 %. Ceci encourageait les banques commerciales à y déposer leur argent et à proposer à leur tour des taux d’intérêts avantageux, allant jusqu’à 10%. Elles attiraient ainsi un grand nombre d’investisseurs internationaux, détenteurs de dollars, et empochaient les 5% de différence. C’est un système qui peut sembler viable : les taux sont très attractifs et les dépôts affluaient au sein de la BDL, permettant au gouvernement libanais de s’enrichir continuellement. Mais ce processus reposait sur l’attractivité des taux, une stratégie qui n’est pas sans fragilité. Le système bancaire a commencé à perdre de ses clients internationaux dès le début de la guerre en Syrie et son effondrement n’a fait que s’accélérer depuis le scandale Hariri en 2017. La détention du premier ministre de l’époque, Saad Hariri, en Arabie Saoudite, a enclenché un retrait progressif du dollar déposé par les investisseurs et la diaspora, craignant des pertes dues à l’instabilité de la région. Par conséquent, les banques se retrouvent endettées et les réserves de devises s’effondrent.
Confrontées à une pénurie de billets verts, les banques se voient contraintes d’imposer des restrictions sur les retraits du dollar. Afin de maintenir les échanges économiques, les entreprises sont forcées de s’approvisionner sur le marché noir des devises, où l’offre limitée ne permet pas de répondre à une demande en hausse. Par conséquent, la livre libanaise, officiellement fixée à 1 507,1 LL par dollar (USD), s’échange en pratique à près de 9 000 LL par dollar. Cette dévaluation de la monnaie se répercute alors sur les prix des denrées de première nécessité, en continuelle hausse. Face à cette hyperinflation progressive, les ménages libanais n’ont plus les moyens de subvenir à leurs besoins les plus basiques. Le litre de lait est estimé à l’équivalent de $47 CAD et le kilo de riz frôle les $93 CAD. « Travailler toute sa vie et être incapable de nourrir sa famille, ce n’est pas une vie, ça devient de la “survie” », déplore MJ.
Afin de garantir son afflux de richesses, l’État décide alors d’imposer de nouvelles taxes, telles que la fameuse taxe WhatsApp, qui déclenchera le mouvement de révolution, la Thaoura. Cette taxe, était celle de trop pour les Libanais, qui peinent déjà à payer les factures élevées d’eau et d’électricité, de surcroît rationnées. Le quotidien se transforme en combat; pour MJ « c’est une honte que nous devions nous battre pour tout ça. »
COVID-19, le marché en suspens
S’ajoute à cela la pandémie de la COVID-19 qui ralentit les activités commerciales du pays. Au début de l’année 2020, la fermeture de l’aéroport de Beyrouth accentue la pression sur les flux de dollars et sur certaines marchandises alimentaires ou pétrolières. Les commerces sont à l’arrêt, les Libanais perdent leurs emplois et la chute des revenus contribue à l’intensification de la crise économique ainsi qu’à l’appauvrissement de la population.
Le confessionnalisme, un échec?
Ensuite, il faut porter son regard sur la classe politique libanaise accusée d’être à l’origine des difficultés. Les dirigeants du gouvernement ont « divisé le peuple à leurs intérêts, laissant le pays tomber en miettes » fustige MJ. Ces derniers sont haïs par la jeunesse, première génération à ne pas avoir connu la guerre. La guerre que ces jeunes n’ont pas connue, c’est la guerre civile de 1975, qui a déchiré et détruit la prospérité de ce qu’était auparavant « la Suisse du Moyen–Orient. »
Ce conflit est l’une des conséquences du confessionnalisme, officiellement présent au Liban depuis son indépendance en 1943. Le président est chrétien maronite, le premier ministre, musulman sunnite, et le président de la chambre des députés, musulman chiite. Les tensions entre ces différentes communautés religieuses ont mené au conflit armé de 1975, qui ne s’arrêtera qu’après l’accord de Taëf en 1989. Bien qu’il permette le cessez-le-feu, l’accord de Taëf ne fait que renforcer le confessionnalisme et promeut des chefs de guerres sectaires à la tête du gouvernement. Ceux-ci se partagent le pouvoir et sont en perpétuel désaccord.
En effet, même sur fond de crise sans précédent, ces derniers sont incapables de s’unir pour le pays et d’accepter les récentes réformes proposées par le Fonds Monétaire International (FMI) pour dissiper le marasme économique. Le FMI conditionne de fait ses aides à une transparence totale des adjudications publiques, à des réformes d’austérité et à la lutte contre la corruption endémique au Liban. Un rapport de l’ONG Transparency International a d’ailleurs classé le pays du Cèdre 137e pays le plus corrompu sur un total de 180. Le FMI a également appelé au lancement d’un audit de la BDL auquel les dirigeants sont réticents. Leurs intérêts personnels demeurent ainsi prioritaires, aux dépens d’une économie déjà aux abois.
Partir. Un jour revenir.
Pour les jeunes Libanais, il n’y a plus d’espoir, plus de choix. Pour garantir son futur, il faut partir. MJ et sa famille envisagent de déménager à Montréal d’ici 1 an. Comme de nombreux étudiants, ils partent, impuissants, avec « le sentiment d’abandonner » leurs racines. Ils partent, dans l’espoir d’un jour pouvoir revenir et reconstruire le pays qu’ils aiment. Cet espoir, MJ en fait le pari de sa vie; « et sans cet espoir, sans savoir que je reviens, je ne pense pas pouvoir supporter de partir. »
Photo de couverture: Beyrouth, vue de l’hublot d’un avion quittant le Liban. Photo prise par Joe Nazarian, sous licence CC BY 4.0.