Le musée, front caché de la guerre en Ukraine

La guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui se poursuit depuis désormais trois ans, étend le conflit aux musées. Ceux-ci sont une cible privilégiée des attaques russes, qui visent à détruire la culture ukrainienne et à piller des artefacts pour garnir leurs propres collections. Dès 2022, les responsables des musées ukrainiens ont néanmoins riposté par une stratégie inédite de muséification de la guerre en simultané des affrontements, alors qu’une telle opération fait traditionnellement partie du processus de reconstruction et mémorialisation d’après-guerre.
D’initiative locale à mission nationale
Trois mois seulement après le début de l’invasion, des équipes du Musée de l’Histoire de l’Ukraine dans la Seconde Guerre mondiale ont entamé des missions de terrain pour se rendre dans des villages à peine quittés par l’armée russe. L’objectif: récupérer des artefacts à exposer, incluant des armes et accessoires laissés par les troupes russes, des objets domestiques abandonnés suite à des bombardements, et des témoignages de civils et de la résistance ukrainienne. La collection fut mise à l’honneur dans l’exposition Crucified Ukraine inaugurée à Kyiv le 8 mai 2022, coïncidant intentionnellement avec la commémoration de la capitulation de l’Allemagne nazie de 1945. Ce projet avait non seulement pour objectif d’inscrire ce conflit à la postérité dans un devoir de mémoire, mais également de montrer aux citoyens ayant fui le pays ce que traverse l’Ukraine, témoigner pour plus de douze mille victimes, et construire un récit identitaire national. En effet, comme l’explique son directeur, un musée « ne concerne pas uniquement le passé », mais aussi le présent et les générations futures. Le musée comporte aujourd’hui des milliers d’artefacts montrés à travers plusieurs expositions, alors que les affrontements se poursuivent. Les missions de terrain ont continué ces trois dernières années sous la permission et la haute protection des autorités ukrainiennes, les équipes des musées étant ainsi parfois parmi les premières à se rendre sur place après le départ de l’ennemi russe. Une réactivité qui souligne une profonde volonté nationale d’inclure la muséification dans les efforts de guerre, contribuant au soft power exercé par l’Ukraine dans la protection et la création de sa culture.

Guerre culturelle et propagande
La Russie a riposté à cette muséification en annonçant, quelques mois après l’inauguration de Crucified Ukraine, vouloir établir ses propres expositions portant sur leur «opération spéciale». En février 2023, le président russe Vladimir Poutine a donné pour mission à la société civile la « création de musées […] dédiés aux événements de l’opération militaire spéciale et les exploits de ses participants ». Ces expositions doivent respecter des directives gouvernementales précises sur la méthodologie des artefacts à présenter et le cadre narratif souvent sensationnel qui doit les accompagner, abandonnant l’honnêteté muséale. Par exemple, celles-ci suggèrent de privilégier l’exposition d’ « objets marqués par des signes nazis », des « jouets d’enfants tâchés de sang », et des « objets de torture », pour correspondre à l’arc narratif de propagande russe. Au-delà de réaliser ces expositions en territoire russe, le Kremlin a aussi pour projet de bâtir des «musées de la libération» dans différentes régions ukrainiennes occupées par son armée, le premier devant ouvrir dans la ville Marioupol prise en mai 2022.
Un front uni pour la mémorialisation
Le musée est ainsi un nouveau front du conflit, marqué par la simultanéité inédite du processus de muséification dans la guerre initiée par la Russie en Ukraine. Cela est fortement lié à l’imposition d’un cadre narratif par le Kremlin regardant l’histoire des deux nations. Moscou rejette par exemple toute responsabilité soviétique dans le Holodomor, immense famine en Ukraine de 1932 à 1933, ou encore efface le rôle des ukrainien.ne.s dans la Seconde Guerre mondiale au profit de sa «Grande Guerre Patriotique». Ces dernières années, Kyiv a progressivement redéfini sa propre histoire en s’éloignant des versions russes, dans un processus d’affirmation de son identité nationale. Par conséquent, la guerre en cours pousse les musées ukrainiens à anticiper la création de son récit du conflit, expliquant le sentiment d’urgence dans la collecte de la mémoire avant qu’elle ne soit effacée ou pillée au profit de l’axe narratif russe. Cet intérêt national a notamment été encouragé par la création de l’organisation OBMIN en 2022, organisation basée à Varsovie en Pologne et soutenue par la Commission Européenne, afin de donner une plateforme aux 143 musées ukrainiens membres. Par cette initiative, plusieurs conférences ont été organisées afin d’harmoniser les stratégies concernant la responsabilité des musées dans l’écriture de l’histoire ukrainienne et la mise en sécurité de leurs équipes. Enfin, de multiples initiatives internationales et gouvernementales ont mis en place des programmes de récolte de fonds à destination des autorités muséales ukrainiennes.

Des effets inattendus sur l’effort de guerre
La muséification par la Russie est également un moyen pour les forces occidentales de percer au travers de l’opacité informationnelle du Kremlin sur ses capacités militaires. Notamment, diverses expositions russes mettent en valeur les « héros » qui ont péri au front, dressant généralement un portrait de la personne en habits militaires accompagné de ses données biographiques. La lecture des cartels et l’observation des œuvres permet aux occidentaux de mettre à jour leur registre des décès avec les informations personnelles des soldats et déterminer dans quelle unité ils étaient mobilisés. Cela donne des informations importantes sur l’état de l’armée russe, permettant par exemple de déterminer l’âge et la provenance des individus, confirmant notamment la proportion importante de soldats très jeunes ou retraités et de détenus russes au sein des rangs.
La fabrication de la mémoire de guerre en temps réel est ainsi un aspect nouveau des conflits contemporains, qui interroge quant aux réponses émotionnelles des populations civiles, met à risque les équipes des musées, et participe à la propagande de guerre. La muséification est toutefois nécessaire à l’Ukraine pour avoir le contrôle sur son histoire et permet déjà d’inscrire à la postérité les événements de ces trois dernières années.
Article édité par Paloma du Plessis
Featured image: “Ukraine: EU’s ongoing assistance provides life-saving aid for civilians” par EU Civil Protection and Humanitarian Aid, sous licence CC BY-NC-ND 2.0.