Le mythe de la famille traditionnelle
« Dieu, la patrie et la famille »
Voici Giorgia Meloni. Elle est femme, mère, italienne, chrétienne. Elle est également ignorante. Tout du moins, si elle ne l’est pas, c’est plutôt qu’elle mobilise l’ignorance des autres au profit de son propre combat. En l’occurrence, c’est dans un combat contre la famille contemporaine que se lance Madame Meloni; un combat ancré dans une vision de la famille incohérente avec l’histoire. D’ailleurs elle n’est pas seule, puisque son parti d’extrême-droite, Fratelli d’Italia, a récemment gagné la majorité aux élections législatives italiennes, avec un discours centré sur « Dieu, la patrie et la famille ».
Ce discours autour de la famille « traditionnelle » n’est pas nouveau. En Europe comme ailleurs, il refait surface à une fréquence agaçante, alors que tels et autres politiciens tentent de façonner, à leur image, le visage de nos ménages. Il s’agit tantôt de « respecter » la biologie, tantôt de « protéger » les enfants, ou encore de maintenir les identités culturelles et religieuses de certains, au détriment des autres. Comme si les familles d’aujourd’hui nuisaient à la santé de notre société. Même si les prétextes avancés à l’encontre de la liberté familiale sont variés, ils restent cependant impertinents, car fondés sur des incompréhensions et des peurs irrationnelles du progrès, et construits sur une vision erronée de ce que fut la famille et de ce qu’elle est aujourd’hui. En effet, la famille traditionnelle, en réalité, n’a jamais vraiment existé : le modèle qu’elle décrit est bien réel, mais il n’est en rien « traditionnel » ou « classique ». Mais nous y reviendrons. Définissons d’abord ce qu’elle représente, cette famille stéréotypée.
Dans l’imaginaire politique de la droite en particulier, la famille « traditionnelle » fait référence à celle que l’on nomme aussi la famille nucléaire. Elle est hétéronormative, remplie une fonction biologique, blanche, et basée sur des fondements religieux. Elle définit également les rôles de l’homme et de la femme distinctivement. Un modèle familial qui, historiquement, asservit le père aux tâches capitalistes, et relègue malgré elle la mère aux tâches domestiques. Une famille à but reproductif, qui doit avoir des enfants. Ceux qui parlent de la famille traditionnelle parlent aussi souvent d’un modèle patriarcal et de différences essentialistes entre l’homme et la femme. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour en France. Cette préférence pour un modèle de famille unique est aussi caractérisée par un attrait homophobe et raciste, puisqu’elle rejette les cadres familiaux qui ne s’y conforment pas.
La professeure en sociologie de l’Université McGill Elaine Weiner, avec qui nous avons pu échanger, souligne d’ailleurs que la famille permet « la répartition des ressources et l’établissement de plusieurs droits » à ceux qui en font partie. La famille, politisée telle qu’elle l’est par Meloni & co., n’est donc autre qu’une arme qui permet la répression douce et l’isolation sociale de ceux qui en sont exclus. Tout cela, évidemment, « moralement » fondé sur de soi-disant traditions, vieilles d’une pathétique soixante-dizaine d’années à peine, et déjà hors sujets.
Et oui, ce modèle n’a effectivement rien de traditionnel puisqu’il est apparu au sein de la classe moyenne des années 1950, dans le cadre de l’après-guerre, et il n’a fait qu’évoluer au cours des décennies suivantes. De la commercialisation des moyens contraceptifs féminins dans les années 60, à la libération de la sexualité des femmes dans les années 70, à la montée en puissance des divorces et des familles recomposées… Les familles du 20e siècle n’étaient ni plus stables, ni plus continuelles que les nôtres. Quand Giorgia Meloni s’inquiète des changements sociétaux d’aujourd’hui, elle semble ignorer les maintes révolutions de la famille qui ont eu lieu au fil du temps.
Parce qu’en effet, quand il en vient à la famille, ceci tuera toujours cela. Le modèle familial d’aujourd’hui, comme celui d’hier, n’est qu’une traduction éphémère d’un moment précis de notre histoire, de notre société. De vouloir, dans cette dynamique fluide de circonstances, y trouver trace de traditions, est futile. Il s’y cache en réalité une certaine nostalgie de l’ordre, un certain goût du contrôle. La famille « traditionnelle » est née au sein d’une période exceptionnelle, celle de la guerre froide, durant les années 50. C’est à cette époque qu’elle connaît son âge d’or, et qu’elle est instrumentalisée par les Américains comme outil de contrôle social et de propagande pour faire face au bloc soviétique communiste. C’est par cette rhétorique que l’on dénoncera les communautés LGBTQ+ ou les familles interraciales.
Dans Sexuality and the Postwar Domestic Revival (2014), Mary Louise Adams nous explique même que la domesticité de la femme et la structure familiale étaient utilisées, particulièrement en Amérique du Nord mais aussi en Europe, pour créer une illusion de cohérence et pour combattre l’incertitude du monde extérieur. À l’époque, les homosexuels étaient décrits par les États non pas comme de simples individus dont la sexualité déviait de la norme, mais comme une force « particulièrement dangereuse » associée aux communistes (p. 121). Cela fait écho, aujourd’hui, aux fameux mythes de l’agenda LGBTQ+, du mouvement « woke », ou encore de l’islamo-gauchisme. Bien que le contexte ait changé, les stratégies conservatrices restent les mêmes : on cherche à souligner l’incertitude de notre temps, à jouer sur la peur afin d’imposer une vision archaïque, certes, mais plus ordonnée de la société.
Alors que Meloni se contente de combattre la forme que prennent les familles, les sociologues, comme Weiner, se demandent s’il ne faudrait pas plutôt s’attarder à mieux comprendre la fonction familiale. Un ménage peut en effet être bien catholique, bien patriarcal, bien soumis comme le souhaitent certains, mais ça n’en fait pas pour autant une famille qui fonctionne. N’en déplaise aux fascistes, la famille est un phénomène bien plus complexe qu’un simple arrangement esthétique. Aujourd’hui, beaucoup de familles françaises sont monoparentales (24,7 pour cent), adoptives, homoparentales, ou recomposées (neuf pour cent).
À l’époque de son apparition, la famille nucléaire était déjà imposée par des forces sociétales et politiques dont les buts étaient tout particulièrement définis. Aujourd’hui encore, ceux qui voudraient l’imposer aux autres s’appuient sur des discours discriminatoires et exclusivistes, prônant l’ordre et la tradition dans un monde en pleine métamorphose. La guerre froide a laissé sa place à la révolution internet, ou encore aux changements climatiques. Et dans ce monde qui évolue sans cesse, et souvent malgré nous, la famille à toujours su se ré-imaginer en s’adaptant à son temps. Malheureusement, elle se voit aussi exploitée par des politiciens entreprenants, qui, jouant avec les émotions de peur et d’incertitudes, dessinent un portrait nostalgique de la famille d’antan, lui inventent une stabilité et idéalisent un temps qui n’était, en fin de compte, pas plus rose que le nôtre.
En couverture : Une œuvre d’art présente une famille, à première vue traditionnelle, dans un parc. Photo prise en juillet 2018 par Stanley Zimny sous licence CC BY-NC 2.0.
Edité par Maria Laura Chobadindegui.