Le Québec devrait-il décriminaliser toutes les drogues?

Le 1er novembre 2019, par sa Loi resserrant l’encadrement du cannabis, le gouvernement Legault a modifié les restrictions sur la marijuana au Québec. D’une part, cette loi interdit dès maintenant la consommation dans les lieux publics, laissant toutefois les municipalités décider en ce qui a trait à leurs parcs. D’autre part, dès janvier 2020, l’âge légal pour se procurer, posséder ou consommer cette substance, présentement fixé à 18 ans, sera hissé à 21 ans. Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux Lionel Carmant, responsable du dossier, affirme que le gouvernement souhaite ainsi garantir « la protection de la santé des jeunes, en retardant la première consommation le plus possible, » les jeunes constituant une population vulnérable aux effets négatifs de cette drogue. Malheureusement, les mesures proposées par cette nouvelle loi ne risquent pas d’avoir l’effet escompté, mais plutôt d’augmenter l’afflux de clientèle jeune vers le marché noir. Et si on faisait autrement? Le Portugal a décriminalisé toutes les drogues, de la plus douce à la plus dure, en 2001. Une idée qui peut ébranler les mœurs et inquiéter, mais qui porte ses fruits.  

Pourquoi resserrer la loi sur le cannabis au Québec? 

Était-il nécessaire de modifier la loi sur le cannabis? La fin de la prohibition par le gouvernement fédéral en octobre 2018 a-t-elle depuis généré des problèmes? C’est certainement ce que craignaient plusieurs acteurs à l’aube de la législation. Entre autres, les membres du Parti conservateur s’étaient vêtus de noir pour « souligner la période sombre dans laquelle allait entrer le Canada. » Différents corps médicaux étaient également inquiets. Par exemple, la rédactrice en chef du Journal de l’Association médicale canadienne jugeait que la légalisation par le Parti libéral était une « expérience incontrôlée » qui mettait à risque la santé des Canadiens. S’est-il donc produit de telles catastrophes qui justifieraient la réaction caquiste un an plus tard? 

Le Premier ministre du Québec, François Legault, en 2015. “François Legault au Congrès de la Relève le 13 Septembre 2015” par LouisRoyQc est sous licence CC BY-SA. 4.0

Aucunement. Serge Brochu, spécialiste en dépendances et professeur au département de criminologie de l’Université de Montréal, compare les peurs quant à la légalisation de la marijuana à la panique du bogue de l’an 2000. « Nous avons collectivement craint le pire et ce pire ne s’est jamais produit », indique-t-il. Effectivement, les chiffres sont favorables. Une hausse légère de la consommation, jugée normale, a eu lieu dans les semaines suivant la légalisation, avant de retomber dans les taux habituels. On constate même une légère diminution auprès des jeunes de 15 à 17 ans. De plus, un sondage mené par Ipsos indique qu’environ 70% des travailleurs ne remarquent aucun effet sur la productivité, la qualité, l’absentéisme et la sécurité au travail. Les Québécois sont même ceux qui consomment le moins au pays, avec un taux d’environ 10%. Cette diminution de consommation chez les mineurs, faible mais réelle, s’accorde avec un objectif de la loi fédérale, qui souhaitait ainsi diminuer l’accès des mineurs au cannabis: « un peu moins, mais surtout pas plus », signale le pédiatre Nicholas Chadi. Par contre, d’autres objectifs sont loin d’être atteints. Le gouvernement Trudeau affirmait vouloir aller à l’encontre du marché noir pour protéger la santé et la sûreté du public en assurant un produit de qualité dans un environnement sécuritaire. Forcés sommes-nous d’admettre, qu’un an après la fin de la prohibition, le marché illégal domine encore, surtout au Québec. 

Le marché noir toujours roi

Au Québec, la Société québécoise du cannabis (SQDC), une société d’État, détient le monopole des ventes des produits du cannabis… en théorie. Dans les faits, elle estime qu’environ 80% du marché lui glisse entre les doigts. Le gouvernement n’est pas compétitif face à ses concurrents. Le gramme légal coûte, en moyenne, presque deux fois plus cher que le gramme illégal. La SQDC ne compte que 28 succursales au Québec, et uniquement quatre à Montréal, pour une population d’environ deux millions d’habitants. La première année de légalisation au Québec a été « marquée par les ruptures de stock, la réduction des heures d’ouverture et les files d’attente devant les commerces. » Ces circonstances laissent donc l’opportunité au marché noir de préserver une part importante des ventes, alors que le Québec décide en plus de restreindre davantage l’accès au produit légal. Le gouvernement affirme que cette décision a été prise pour protéger les Québécois des « importants risques du cannabis » (curieusement, aucune loi n’est passée pour protéger les Québécois des méfaits de l’alcool, plus largement consommé et généralement plus nocif pour ses consommateurs). Ils veulent retarder le moment auquel les jeunes, population vulnérable, commencent à consommer. Cette loi ne risque pourtant pas d’agir à cet effet. Les experts indiquent que ce sera tout le contraire. Ainsi, M. Séguin, directeur du Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais souligne que les jeunes qui s’approvisionnaient auprès du réseau légal se tourneront dorénavant vers le marché illégal. Bien sûr, dans le cas de l’Outaouais, les jeunes de 19-20 ans peuvent aussi sauter dans un bus de ville et s’approvisionner à Ottawa. Considérant les difficultés déjà existantes vis-à-vis le marché noir, la nouvelle loi provinciale ne fera qu’aggraver la situation.  

Exemple de produit du cannabis vendu par la Société québécoise du cannabis (SQDC)” par Lëa-Kim Châteauneuf est sous licence CC BY-SA 4.0

La revanche des drogues dures

Une plus grande accessibilité, de meilleurs prix et une offre constante permettraient de réduire les parts du marché noir dans le cas du pot. Certes, certains trafiquants se désistent du marché de la marijuana par eux-mêmes, encouragés par la hausse des peines de prison maximales ayant passé de 3 à 14 ans au moment de la légalisation. « Va voler dans les poches du gouvernement et c’est certain que tu te prends une grosse peine », affirme justement un trafiquant montréalais interviewé par Radio-Canada. A-t-il pour autant délaissé la business? Non, il a choisi de se concentrer sur un produit bien plus lucratif, la cocaïne. Il n’est pas le seul à se tourner vers des drogues dures qui provoquent une forte dépendance et qui garantissent donc une clientèle régulière. Le chercheur Heyu Xiong a étudié le phénomène au Colorado, en Oregon et dans l’État de Washington. Son constat est clair: ces légalisations poussent les trafiquants « à se tourner vers d’autres substances interdites ». Bref, « la libéralisation dans un marché de la drogue a pour conséquence involontaire d’augmenter l’offre dans d’autres marchés illicites, » d’autres marchés bien plus dangereux. 

Ainsi, la prohibition n’entraîne pas une diminution de la consommation (c’est bien pour ça que nous avons décidé de légaliser le cannabis). La légalisation de la drogue douce, lorsque bien mise en place, peut aller chercher une partie de la clientèle du marché noir pour lui fournir un produit plus sécuritaire. Mais elle n’agit pas sur les autres substances vendues illégalement, ou peut même en encourager la vente. Quelles mesures devraient donc prendre nos gouvernements, si leur but est, tel qu’affirmé, de diminuer la consommation de produits nocifs, particulièrement par les populations vulnérables, et de voir à la santé et à la sécurité publique? C’est alors que les avantages du modèle portugais de dépénalisation deviennent apparents. 

Décriminaliser toutes les drogues? 

Que propose le modèle portugais de décriminalisation instauré en 2001? Il ne s’agit pas de légaliser toutes les drogues. Leur usage demeure interdit, mais l’infraction administrative remplace l’infraction criminelle. Il est illégal de faire le trafic de drogues, mais il ne l’est pas de posséder des quantités pour usage personnel ou d’en consommer. Lorsque la police intercepte des consommateurs, elle les réfère à des « commissions de dissuasion de la toxicomanie », composées d’experts tels des psychologues et des assistants sociaux. Ces commissions font du cas par cas. Elles peuvent imposer des travaux communautaires ou une amende, mais aussi tout simplement suggérer des traitements, informer les utilisateurs sur les drogues qu’ils consomment ou bien fermer le dossier. Le but de cette méthode? « Soigner plutôt que punir ». Bref, traiter ceux qui ont des dépendances comme des personnes étant aux prises avec des problèmes de santé et ayant besoin d’aide, plutôt que comme des criminels. Bien sûr, un tel modèle demande d’investir en santé, entre autres en réorientant les ressources auparavant épuisées par le système pénal sur-sollicité. 

Le docteur, João Goulão, architecte du modèle portugais. Sous licence  CC BY, un extrait de la vidéo “João Goulão Receives the Norman E. Zinberg Award for Achievement in the Field of Medicine”.

Les choix du Portugal ont porté ses fruits. Effectivement, au tournant du siècle, c’est près d’un pourcent de la population portugaise qui était aux prises avec un problème d’héroïne. « C’était pratiquement impossible de trouver une famille qui n’avait pas de problème avec les drogues, » indique le docteur João Goulão, ayant participé à l’élaboration du modèle actuel. Depuis 2001, la consommation de drogues a diminué, incluant la consommation par les jeunes, tout comme le nombre d’infection de VIH chez les toxicomanes et l’âge d’initiation aux drogues. Le pays enregistre aussi une baisse de la criminalité associée à la drogue, du nombre de décès par surdose, de la charge des tribunaux et du coût social par habitant lié à la consommation. Des résultats qui devraient intéresser le Canada, qui doit présentement lutter contre une crise des opioïdes ayant causé plus 12 800 morts entre janvier 2016 et mars 2019.

C’est simple: la déjudiciarisation de la consommation et de la dépendance permet de déstigmatiser les toxicomanes. Miser sur une approche non-répressive qui traite les dépendants comme des personnes malades permet d’augmenter l’accès à des ressources de santé publique, contribue à la réinsertion sociale des toxicomanes ou ex-toxicomanes et encourage la sensibilisation auprès de la population. 

Pour une action politique véritable 

En conclusion, par sa nouvelle Loi resserrant l’encadrement du cannabis, le gouvernement Legault ne fera que rassurer ceux qui craignent les dangers de la drogue pour la société, pour leurs proches, pour leurs enfants. Mais ce n’est qu’une réassurance superficielle, parce que de telles mesures restrictives et punitives ne permettent pas une amélioration de la santé publique, une diminution de la consommation, ou un retardement du premier contact avec la drogue chez les jeunes. La prohibition n’empêche pas la consommation: c’est bien ce que l’illégalité de la marijuana de 1923 à 2018 au Canada a montré. Plutôt, pour réduire la consommation et ses dangers, il faudrait à la fois retirer la nouvelle interdiction imposée aux jeunes de 18-20 ans sur la drogue douce et s’inspirer du modèle portugais de dépénalisation pour attaquer le fléau des drogues dures. Un modèle véritablement ancré dans un idéal de santé et de bien-être de la population, qui compte beaucoup plus de réussites que d’échecs près de vingt ans après son instauration. 

 

Image de couverture: Du matériel d’injection stérile offert par un programme d’échange de seringue. La photo par Todd Huffman est sous licence CC BY 2.0.

Edité par Charles Lepage