Le Sahel tend sa main à Moscou
« Nous allons soutenir la Russie jusqu’à notre dernier souffle ! » exclame un manifestant lors d’un rassemblement pro-russe qui s’est tenu en mars 2022 à Bangui, République centrafricaine, en soutien à la Russie isolée sur la scène internationale depuis son invasion de l’Ukraine. Autour de lui, des dizaines de drapeaux russes sont agités au-dessus de la foule, et des pancartes affichent les slogans « RCA+RUSSIE = Amitié » et « C’est la faute de L’OTAN ».
N’ayant même pas le soutien officiel de son allié chinois, qui préfère rester neutre vis-à-vis la guerre en Ukraine, Poutine mène seul son tête-à-tête contre l’Occident. Pourtant, à quelques mille kilomètres de Moscou, les couleurs du drapeau russe flottent dans les rues des anciennes colonies françaises au Sahel. Au Mali et au Burkina Faso, lors de manifestations pour l’expulsion des militaires français sur le territoire, le tricolore russe est brandi, signalant un nouveau cycle d’alliance dans lequel la Russie remplacera la France comme « gendarme de l’Afrique ».
Riche en matière première et comptant bientôt un quart de la population mondiale, l’Afrique est convoitée par les grandes puissances mondiales, qui cherchent à consolider leur position sur le continent. La Chine est au premier rang sur le plan économique, premier partenaire commercial depuis 2010 elle a investi plus de 250 milliards de dollars. Les États-Unis et l’Europe ont depuis longtemps entretenue des liens diplomatiques avec l’Afrique à travers des aides humanitaires, militaires et de développement. À l’inverse, la Russie n’apporte pas beaucoup au continent. Avec un PIB qui égale celui de l’Espagne, ses échanges commerciaux s’élèvent seulement à 30 milliards de dollars, et elle est la source de moins de 1% des investissements directs étrangers au continent. Pourtant, sur le plan idéologique, caractérisé par un sentiment populaire pro-russe qui se propage, la Russie est à la tête de cette conquête d’influence.
« En Afrique subsaharienne, les enjeux économiques sont secondaires pour Moscou, par rapport à des enjeux symboliques de projection de puissance », explique Maxime Oudinot, spécialiste en études slaves à Science Po.
Presque la moitié des pays africains se sont abstenus du vote à l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) pour condamner l’invasion russe, alors que c’est en raison du blocus russe des ports et des exportations alimentaires ukrainiennes que l’insécurité alimentaire sur le continent s’est . Mais ces pays n’estiment pas que c’est la faute de la Russie. Il y’a quelques semaines encore, le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov visitait L’Égypte, la République du Congo, l’Ouganda et l’Éthiopie pour « montrer que Moscou avait encore des amis sur la scène mondiale ». Ces visites amicales prouvent aussi que les Occidentaux ont du terrain à faire avant de pouvoir rattraper les Russes dans leur conquête d’influence en Afrique.
Photo du ministre russe des affaires étrangères Sergei Lavrov, par Violaine Martin, sous licence CC BY-NC-ND 2.0
Cette influence de la Russie en Afrique est controversée. C’est principalement grâce à la présence de mercenaires russes Wagner, un groupe militaire privée sans existence juridique, que Vladimir Poutine maintient son emprise. Alors que le Kremlin nie quelconque lien avec Wagner, il mène des opérations militaires et de propagande dans plusieurs pays d’Afrique : Mali, Libye, Soudan, République Centrafricaine, Mozambique… Cependant, l’implantation du groupe Wagner a été accompagnée par des coûts humains dévastateurs, des crimes de guerres, ainsi que des exploitations illégales et abusives de ressources naturelles.
Mais l’influence idéologique de la Russie, qui fleurit au détriment de l’influence occidentale, est puissante. Si Vladimir Poutine est méprisé dans le monde occidental, en Afrique, nombreux défendent leur loyauté envers l’autocrate, perçu comme le sauveteur de leur pays.
Les échecs militaires et diplomatiques de la France en Afrique-francophone ont éprouvé un épuisement des puissances démocratiques impérialistes. Aujourd’hui, l’alliance avec la Russie est une option séduisante pour le Sahel, avec qui ils partagent ce même sentiment anti-occidental.
Il y a 10 ans, c’était le tricolore français qui s’agitait dans les rues du Sahel en remerciement au lancement de l’opération « Barkhane » en janvier 2013. 5100 militaires français étaient alors déployés au Sahel, de la Côte d’Ivoire au nord du Mali en passant par le Burkina Faso et l’ouest du Niger, pour combattre le djihadisme et soutenir les armées maliennes et burkinabé dans leur lutte contre le terrorisme. Pendant les premières années, le bilan est positif. Mais malgré la force des puissances françaises et maliennes, le djihadisme continue à se développer dans la région, et elles sont incapable d’empêcher les actes terroristes sur les civils. Après 9 ans de présence française, la situation sécuritaire des pays se dégrade et l’omniprésence de la France commence à susciter des sentiments d’hostilité et de suspicion.
Photo de la marche pour le Nord du Mali, par Rgaudin, sous licence CC BY SA 3.0
Au Mali, la junte accuse la France d’espionnage et de collaborer avec les djihadistes dans une lettre remise au président du Conseil de sécurité de l’ONU. Dans ce courrier de trois pages, le Mali affirme une fourniture d’« armes » et une collecte de « renseignements au profit des groupes terroristes », mais n’offre aucune preuve. Auprès de la population, le sentiment anti-français grimpe : les discours anti-français dans les médias et sur les réseaux sociaux, les théories de complot et les mobilisations populaires se multiplient. À Ouagadougou, les instituts français sont saccagés.
« Dégage la France ». Pour l’opinion publique, la France est nostalgique de son passé impérialiste. Ses forces militaires, qui n’avaient jamais véritablement quitté le continent depuis la colonisation, sont perçues comme une manière de garder contrôle. La Russie souffle sur les braises : « Notre pays, qui ne s’est pas souillé des crimes sanglants du colonialisme, a toujours soutenu sincèrement les Africains dans leur lutte pour se libérer de l’oppression coloniale », rappel Sergei Lavrov. Les Russes ne manquent pas de rappeler le soutien militaire et économique de l’Union Soviétique à l’Afrique lors de la guerre froide.
Les sahéliens dépendent désormais de la présence des mercenaires Wagner pour combattre les djihadistes. Cette armée de l’ombre de Poutine opère en dehors de régulations éthiques et les violences commises sont choquantes. En Centre Afrique, 5000 mercenaires russes opèrent sur le territoire pour repousser les Rebels. Avec leur brutalité, massacres et pillages, les Russes ont réussi à reprendre le contrôle de 97% du territoire. Néanmoins, cette brutalité qui choque l’Occident est jugée comme étant plus efficace que les casques bleus ; par les habitants qui peuvent enfin respirer après plusieurs décennies de guerres. « Quand ta maison brûle, la couleur de l’eau que t’utilises pour éteindre le feu ne t’importe pas », témoigne un habitant du village Bria. Autour de la seule université du pays qui peut enfin rouvrir ses portes, des jeunes portent un t-shirt indiquant : « Je suis Wagner ». Trésor Adoume, en licence de droit, affirme : « Avec la présence russe, dans un court laps de temps nous avons un bon résultat, et ça m’a donné l’envie de tenir le drapeau pour dire merci à la Russie, merci au président Poutine »
La Russie comble le vide de la rupture diplomatique avec la France et instrumentalise la colère de la population pour sa propre quête d’influence. Les discours pro-russes qui se propagent dans les rues de Centrafrique sont le travail de l’entreprise de propagande et désinformation russe menée par Wagner.
« Les Russes ont demandé à l’Ukraine d’arrêter ses attaques, mais les Ukrainiens n’ont pas obéi, alors la Russie a été obligée d’attaquer l’Ukraine, c’est ça qu’il faut comprendre », explique le porte-parole d’une manifestation pro-russe en République centre-Africaine. Derrière la foule, les mercenaires Wagner, au visage caché, lunette, masque, cagoule, surveillent le déroulement du rassemblement. Ce sont eux les organisateurs, en collaboration avec les plus hautes autorités centrafricaines. Sur les pancartes, on reconnait la fameuse rhétorique de Poutine : « Centrafrique et Russie contre le nazisme ».
Sur les médias, les Russes financent et contrôlent tout ce qui est diffusé. Et sur les réseaux sociaux, les membres de Wagner sont formés à l’usine a trolls, la compagnie russe qui propage des messages pro-russes sur internet à travers les commentaires, tweets, et chat rooms, et qui serait intervenue lors de l’élection de Trump en 2016. Le discours est simple : les Occidentaux sont les méchants et les Africains sont reconnaissant envers la Russie.
En Centrafrique, les mécanismes de propagande russe sont frappants, et ravivent le temps de la guerre froide. Dans un stade à Bangui, des milliers de personnes assistent à la première du long métrage russe « Touriste», un film d’action sur le combat des mercenaires russes contre les rebelles. À travers des scènes d’action dans la jungle, des effets spéciaux, des bombardements, des empoignades, des explosions, le film glorifie les mercenaires russes, et se moque de l’Occident. « Les Américains se battent pour la démocratie et nous, pour la justice », est une fameuse réplique du protagoniste.
Édité par Maria Laura Chobadindegui.
En couverture : Photo de manifestation au Mali, par Sophie Ravier, sous licence CC BY-NC-SA 2.0.